L’action se déroule sur plus de vingt-six ans.
La Maladie de Deter (Plaques and Tangles) est une pièce en 34 courtes scènes et un prologue, sur la destruction de la mémoire et ses conséquences sur les relations familiales.
Megan, dont la mère était atteinte d’une forme héréditaire, dite familiale, de la maladie d’Alzheimer, sait qu’elle a une chance sur deux d’être porteuse du gène. Qu’elle le veuille ou non, cette éventualité va influencer le cours de sa vie. Doit-elle avertir celui qui deviendra l’homme de sa vie ? Doit-elle s’en remettre à la science pour savoir ce qu’elle va transmettre à son premier enfant, puis à son deuxième ? Doit-elle préférer vivre dans l’ignorance et profiter au mieux de chaque instant, au risque de guetter le moindre signe avant-coureur ? Ou vaut-il mieux savoir et se préparer, elle-même et sa famille, à une situation lourde et dangereuse ?
Au moyen d’une construction éclatée, morcelée, Nicola Wilson plonge le spectateur dans le cerveau et l’intériorité de son héroïne, peu à peu envahis par la confusion mentale. Au-delà de l’évocation d’une maladie, elle décrit plus largement les tours que nous jouent sans cesse notre mémoire et notre perception des choses, des faits et des êtres. Au fil des vingt-six années qu’embrasse la pièce, Megan vit autant de moments de joie que d’instants de dérapage, d’angoisse ou de folie pure. Pour celui qui souffre d’une maladie dégénérative incurable, mais peut-être aussi, pour nous tous, les instants sont fragiles, et le bonheur construit au fil du temps peut d’un coup se transformer en tragédie.
La Maladie de Deter nous fait entrer dans les méandres d’un cerveau déréglé, mais la pièce est bien plus qu’une plongée au cœur d’une maladie connue. C’est une pièce sur le temps, notre rapport à cette notion fluctuante ; une pièce sur la mémoire et le souvenir, sur tous les échos, les phrases, les gestes qui hantent notre vie, une pièce sur la réinterprétation inconsciente des événements, les versions des faits contradictoires ; enfin, une pièce sur la responsabilité de chacun face aux autres et dans ses actes.
Nicola Wilson affirme un style très fort. Il y a dans son écriture beaucoup d’images, d’échos. Elle n’a pas peur d’envoyer valser toute forme de linéarité pour fragmenter son récit en une myriade de scènes, à l’image du titre original, certaines semblables à des plaques, en référence aux amas de protéines qui se forment dans le cerveau atteint, d’autres plus ramifiées, comme les écheveaux ou tangles qui attaquent les neurones. Mais surtout, elle mêle avec beaucoup d’aisance des scènes apparemment « réalistes » de rencontre ou de famille avec des hallucinations cauchemardesques de Megan, introduit parfois un même personnage, du passé ou de l’avenir, dans le présent, pour mieux briser les frontières entre la réalité et la vision.
La pièce nous raconte ainsi une histoire – celle de Megan – à travers le prisme de la maladie, mais elle nous offre en même temps une véritable expérience – du temps, du souvenir, de la scène – pour nous faire prendre conscience de la fragilité, de la faillibilité, mais aussi de la virtuosité de notre cerveau.
Adélaïde Pralon
« Le sentiment de continuité du Moi s’enracine dans la mémoire. Lorsque celle-là fait défaut, la démence n’est pas loin et seule l’identité sociale subsiste comme élément stable pour désigner la permanence de la personne », Vincent de Gaulejac, « Identité » [1].
La Maladie de Deter est une comédie tragique où l’héroïne assaillie par les hallucinations ou les souvenirs devient, comme dans les tragédies antiques, le jouet d’une destinée aveugle et intraitable.
En s’attaquant à l’une des grandes questions de société de notre temps – la maladie d’Alzheimer – Nicola Wilson ne cherche ni à faire débat, ni à faire pleurer dans les chaumières. Sa démarche est plutôt celle de l’empathie. Comment vit-on quand on sait qu’on risque de développer un jour cette terrifiante maladie ? Malgré tout, par la comédie et l’humour, elle arrive à nous surprendre, à nous faire rire… à nous faire oublier pour un temps l’issue fatale.
À la fois jeu sur le langage, sur sa faculté de construction et d’association (sa dégénérescence dans la pièce étant comme une allégorie de l’effacement par la maladie de certaines zones du cerveau) et sur la mémoire, la relation à soi, à la continuité du moi, la pièce fait également réfléchir sur la relation aux autres. En quoi le lien social et affectif qui s’appuie aussi bien sur des nécessités de justice, de logique, de cohérence, que de souci de l’autre peut-il être détruit quand ces fondements-là disparaissent ?
Car le mari, les enfants de Megan, tous dépeints avec la même légèreté de toucher, la même finesse de trait, sont autant de victimes collatérales… Se pose ainsi dans son acuité la question de la force, de la résistance du lien qui tente de persister face à la destruction de la personnalité de l’héroïne. Jusqu’au moment où – déjà bien entamé par l’indifférence, l’incompréhension, l’incohérence – l’aberration conjuguée à l’épuisement de toutes les réserves de patience pourraient bien avoir raison de lui. Et néanmoins, cette pièce est un énorme hommage à l’amour et à la vie.
Gisèle Joly
[1]. In J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Lévy (sous la dir.), Vocabulaire de psychosociologie, références et positions, Paris, Érès, 2002.