L'acteur Daniele Pintaudi raconte à la première personne une affaire privée survenue en 2014 : la notification, par le Ministère de la Justice argentin, de l'ouverture d'une affaire judiciaire concernant un appartement situé dans la ville de Córdoba.
Ce dernier, acheté par un membre de la famille de Pintaudi en 1978, avait été exproprié à un supposé dissident politique pendant la dictature militaire, raison pour laquelle la famille demande aujourd'hui que l'appartement soit restitué.
Pour assister au procès, et avec l’intention de travailler à un spectacle de théâtre documentaire basé sur ces événements, Daniele Pintaudi et Davide Carnevali partent en 2015 à Buenos Aires puis à Córdoba. Ils découvrent ainsi qu’un jeune compositeur, Franco Bridarolli, avait vécu dans l’appartement. Au moment de sa disparition, Bridarolli travaillait sur les partitions d’un musicien juif allemand, Nils Pasoski, également disparu en Allemagne pendant le national-socialisme. Etrangement, les biographies des deux compositeurs présentent de nombreux points communs et leurs disparitions respectives montrent une certaine analogie. Du fait de la dissimulation systématique, pendant la dictature, des informations concernant les détenus, du fait de la censure, de la manipulation du langage, mais aussi des réticences à parler des événements qui représentent pour la société argentine une blessure encore vive sous différents aspects, il est difficile de comprendre ce qui est véritablement arrivé à Bridarolli. La construction du spectacle s’étend ainsi de la recherche biographique à l’investigation historique ; à partir du portrait de l’artiste disparu, elle se développe pour devenir une réflexion sur une forme de barbarie - celle de la violence d'État - qui s'est répétée dans différents contextes historiques et géographiques, et qui peut dangereusement venir se reproduire dans le présent.
Le projet se concentre sur la relation entre la présence et l'absence du corps du desaparecido, la victime dont le sort, entre la déportation, l’emprisonnement et la mort reste incertain. Des fascismes de la première moitié du vingtième siècle aux dictatures militaires des années 1970, le vingtième siècle a vu émerger d’un côté à l’autre de l’Atlantique des régimes de terrorisme d'État qui ont consolidé leur pouvoir par l’élimination physique systématique de l’opposition. La dictature est basée sur la légitimité autoproclamée de la force publique à intervenir dans la vie privée de l'individu en niant sa liberté d'expression et de mouvement, le réduisant au silence et à l'immobilité, au point de revendiquer un droit sur sa propriété la plus privée : son corps.
Dans le totalitarisme, le bien personnel cesse d'être privé et devient "privatum", c'est-à-dire (étymologiquement) "séparé", "isolé". Ainsi le desaparecido est un individu séparé de ses affects et de la communauté ; mais il est aussi celui en qui se réalise la séparation entre son nom, son image et son corps physique.
Comment redonner voix à un individu qui a été réduit au silence ? Comment restituer devant le public l'art d’un individu dont l’expression artistique a été empêchée ? Et surtout : comment restituer son corps au desaparecido ?
Une question à laquelle la philosophie contemporaine a souvent été confrontée.
En partant de la pensée de Walter Benjamin, dont le but ultime était de sauver de la catastrophe les faits et les protagonistes oubliés par l'Histoire au moment même où la dimension publique de la politique a sacrifié la dimension privée de l'individu au nom d'une vision positive du progrès.
Cette réflexion émerge ici à travers une histoire privée concernant deux régimes dictatoriaux.
Le spectacle alterne des parties jouées, avec une adresse directe au public, et des parties de concert, où le performer-musicien joue de brèves compositions, en exécutant des partitions de Bridarolli et Pasoski. Dans ce processus d’enquête historique, qui sonde les biographies et les musicographies de deux compositeurs, s’ouvre une réflexion fondamentale sur la relation entre réalité et fiction, aussi bien sur le plan de la construction de notre histoire singulière, que de la construction de notre Histoire universelle.
Dans ce projet, le compromis éthique des artistes impliqués se réalise en mettant à disposition leur réalité concrète, leur vie privée : l’auteur prête des éléments biographiques aux biographies des personnages ; le compositeur prête sa musique ; et surtout le performer prête son propre corps aux victimes. Le théâtre, enfin, prête l’occasion d’une rencontre entre artiste et public qui n’avait pas pu avoir lieu : un théâtre comme espace public de la mémoire personnelle et privée.