Le premier acte (passé) recouvre la fonction du prologue : Galilée est la figure historique centrale de la pièce, le point de départ d’une réflexion sur la science et la modernité. Les voix qui s’entremêlent sont celles de Galilée, de sa fille Virginia et de Benedetto Castelli, son disciple. C’est dans une langue retravaillée du XVIIe siècle que les deux dramaturges font état du parcours de Galilée, de ses recherches et surtout de son procès. En effet, la quatrième voix est celle de l’Inquisiteur dont le texte source est celui de l’abjuration de 1633. Nous nous trouvons donc plongés in medias res dans l’époque galiléenne mais également dans les recherches du personnage d’Angela, jeune chercheuse, mère et intellectuelle.
Dans le deuxième acte (présent), le texte acquiert une dimension autobiographique puisque le personnage d’Angela, double de l’autrice, met en abyme le travail de documentation mené auprès de différents scientifiques pour l’écriture de la pièce. Ce deuxième temps retrace donc les conversations d’Angela avec le personnage du scientifique : elle l’interroge sur le paradigme que la science a hérité de Galilée et sur la manière dont il règne encore sur notre modernité et la détermine. La conversation est traversée, interrompue par les échanges d’Angela avec le personnage de la mère, morte depuis peu. De sa mère, Angela a en héritage une certaine sagesse, un savoir relié à la terre. La mère questionne avec ironie les interrogations de sa fille qui lui semblent trop alambiquées, trop complexes et éloignées des choses essentielles. Angela, comme le scientifique, est animée par un désir de connaissance sans limites mais son point de vue (auquel le spectateur s’identifie) vacille face à la peur que génère l’hybris de la science et de la technique, et face à la menace que représente l’instrumentalisation de l’apparat scientifique et technique par les puissants. Alors qu’Angela est en train d’élaborer son deuil et qu’elle cherche à appréhender, à l’aide des réponses du scientifique, ce qu’est la matière, celui-ci lui décrit l’esprit humain comme un ensemble de connexions évoquant bien sûr l’intelligence artificielle.
Ainsi, dans le troisième et dernier acte (futur ? hors temps ?), Angela interroge notre modernité. La découverte de Galilée aurait dû apporter sur le monde plus de lumière et chasser l’obscurantisme, comment se fait-il alors que notre modernité nous semble encore si obscure ? Dans ce troisième acte, très poétique, le réalisme finit par se désagréger totalement : nous sommes dans les étoiles… Les personnages partagent alors avec le public leurs inquiétudes philosophiques et politiques vis-à-vis d’un futur où les machines feront partie intégrante de nos vies. Galilée n’est plus seulement l’accusé du tribunal ecclésiastique du début de la pièce mais devient le représentant du processus historique et culturel qui a conditionné pour toujours la notion de progrès à l’évolution scientifique et technique.
Comme toujours dans les pièces d’Angela Dematté, la qualité de la pensée est remarquable. Le théâtre est l’endroit où penser le monde et il permet de transmettre une question philosophique ou politique de manière très concrète, très sensible. Dans Procès Galilée, Angela Dematté et Fabrizio Sinisi, leur dramaturge Simona Gonella, ainsi que les deux metteurs en scène Carmelo Rifici et Andrea de Rosa, interrogent avec force notre modernité. À vouloir faire la « lumière » sur notre réalité, notre monde n’en est-il pas finalement devenu plus obscur ? Si à l’époque de Galilée, la religion représentait l’obscurantisme, la technologie ne serait-elle pas ce qui l’incarne dans le paradigme de nos sociétés occidentales contemporaines ? Le travail des deux dramaturges n’en reste pas à un niveau purement conceptuel ou philosophique. Il est intéressant de savoir qu’il prend ses sources pendant la pandémie, période pendant laquelle la science a pu nous apparaître comme étant capable d’apporter une solution, une sécurité. La documentation qu’a nécessité l’écriture de cette pièce (sur le cerveau, sur la question du deuil en l’absence d’un système rituel) permet aux auteurs de nous mettre face à des questionnements scientifiques et techniques très précis qui ne sont pas sans rappeler ceux que soulèvent l’arrivée remarquée de l’intelligence artificielle dans nos vies quotidiennes.
Les autres thématiques soulevées dans Procès Galilée nous semblent contribuer à la profondeur de l’écriture théâtrale et à la subtilité de la pensée qui la traverse. Nous retrouvons un certain nombre de thématiques chères à Angela Dematté, celle des rapports entre parents et enfants, celle de la condition des mères dans le monde d’aujourd’hui. Dans J’avais un beau ballon rouge, Angela Dematté explorait la question du rapport père/fille à travers les personnages de la brigadiste rouge Margherita Cagol et de son père, ici, ce sera à travers les personnages d’Angela, de Virginia d’une part et du scientifique/Galilée d’autre part. Les rapports mère/fille nourrissent aussi beaucoup la pièce. Le personnage d’Angela incarne celui d’une mère qui tend à dépasser sa condition traditionnelle, notamment à travers le désir de connaissance et le geste d’écriture, tandis que le personnage de la mère cristallise une réflexion récurrente dans le théâtre de Dematté : quel rapport entretenir avec la tradition et notamment avec une sagesse « paysanne », en lien avec la terre ?
Le travail d’écriture mené dans Procès Galilée peut être qualifié de polyphonique et de polyrythmique. L’écriture est d’abord polyphonique car elle superpose l’époque de Galilée (à travers les voix de Galilée, sa fille Virginia, son disciple Benedetto Castelli, l’Inquisiteur) et l’époque contemporaine (à travers les personnages d’Angela, de la mère, du scientifique et du révolutionnaire). Ce mélange des époques et donc des langues se décline à l’échelle de la pièce mais cet entrecroisement se fait aussi au cœur même des dialogues. L’écriture est ensuite polyrythmique car elle entremêle au moins deux types de proses à une langue poétique. Angela et le scientifique manipulent des concepts scientifiques et philosophiques tandis que la mère d’Angela s’interpose dans leur dialogue dans une langue quotidienne, intime. Quant à la langue de l’acte III, le metteur en scène Andrea de Rosa la qualifie en parlant d’« effort poétique du scientifique » [1]
Il nous semble que le texte peut se prêter à un travail de mise en scène à la fois classique et contemporain. La présence de la langue du XVIIe siècle en fait un objet théâtral classique mais les interactions entre les personnages de différentes époques guident vers un traitement beaucoup plus contemporain de la mise en scène.
[1] La citation est tirée de la conférence de presse enregistrée à l’occasion de la présentation de la mise en scène au LAC- Lugano dont on peut écouter un extrait sur le site : https://www.luganolac.ch/it/lac/programma/evento~lac~22-23~s~processo-galileo~.html