Début juillet 1993, plusieurs artistes, écrivains et journalistes sont réunis à Sivas en Turquie pour la 4ème édition d’un festival culturel qui rend hommage à Pir Sultan Abdal, un poète et philosophe. Le 2 juillet, deuxième jour du festival, une foule haineuse d’islamistes radicaux met le feu à l’hôtel Madımak où les participants sont logés (artistes, journalistes, écrivains, poètes, comédiennes et musiciennes). 37 personnes, dont 33 intellectuelles majoritairement alévies périssent dans cet incendie volontaire, le 2 juillet 1993.
Après avoir pris la décision d’écrire une pièce documentaire sur ce massacre, Genco Erkal se met à collecter des documents officiels, comme des témoignages, enregistrements vidéos, décisions de tribunaux. Il fait un montage de ces textes pour raconter le déroulement des événements qui ont fait du 2 juillet 1993 un jour noir dans l’histoire de la Turquie.
Un groupe de gens, représenté comme une sorte de chœur, vient pour rendre hommage aux victimes de cet incendie. Ils sont là, devant l’Hôtel Madımak, et ils se remémorent ce qui s’est passé à Sivas le 2 juillet 1993. Les comédiens ont le rôle de narrateur.
Au début de la pièce, les comédiens arrivent avec des fleurs devant l’hôtel. Ils nous racontent la première journée du festival.
Le second jour constitue la partie majeure de la pièce. Les « narrateurs » découvrent un communiqué distribué dans les mosquées pour agiter le peuple. À partir de ce moment-là, les événements sont racontés heure par heure.
Nous voyons, au fur et à mesure, comment cette foule se répand dans les rues, comment d’autres manifestants les rejoignent, comment ils arrivent devant l’hôtel Madımak. Pendant que ces comédiens nous racontent l’histoire, ils incarnent parfois la foule qui provoque l’événement, parfois les invités désemparés à l’intérieur de l’hôtel et les policiers qui essayent de les sauver, mais qui restent inefficaces. Durant l’incendie, les comédiens incarnent les gens qui sont à l’intérieur de l’hôtel.
La suite du récit est composée par les témoignages de ceux qui ont échappé à l’incendie. Nous écoutons comment ils sont sortis de l’hôtel. Nous découvrons avec eux le bilan de ce moment d’horreur. Après cette partie, le processus juridique, les déclarations des accusés et les décisions du tribunal nous amènent vers la fin de la pièce. Il est important de noter que l’auteur de la pièce n’invente aucune phrase, il se sert de documents officiels pour construire tout le montage du texte. En ce sens-là, la pièce est entièrement documentaire. Aucun élément de fiction n’y figure.
« Un feu est tombé dans mon cœur au début du mois de juillet. J’étais en vacances pour trois, quatre jours. Au quatorzième anniversaire de ce jour fatidique, j’étais en train de lire un article de Dikmen Gürün Uçarer dans le journal Cumhuriyet. Dans l’article, elle disait qu’il y avait beaucoup d’événements importants dans notre histoire récente et elle se demandait pourquoi nos auteurs n’écrivaient pas de pièces de théâtre documentaire sur ses sujets-là. Et comme exemple, elle citait l’incendie qui avait eu lieu à l‘Hôtel Madımak.
Soudain, je me suis souvenu ; l’année dernière elle avait écrit un article similaire, et j’avais partagé son avis de tout mon cœur. Cette fois-ci, en dehors du fait de partager son avis, une idée commençait à naître dans ma tête. »
Dans son article « L’histoire de la pièce, Oyunun Öyküsü », Genco Erkal, metteur en scène et comédien turc, exprime ainsi la naissance de l’idée d’écrire une pièce documentaire sur le massacre de Sivas.
Avec Sivas 93, il veut porter la réalité d’un massacre sur les planches. Il dénonce ce qui s’est passé à Sivas le 2 juillet 1993 et met en scène une vérité que les autorités préfèrent taire. Ainsi, il met en lumière une page noire dans l’histoire récente de la Turquie.
Genco Erkal partage avec nous ses pensées dans « L’histoire de la pièce, Oyunun Öyküsü » :
« Je m’enferme chez moi, je me plonge dans les documents. Bien sûr, je n’arrive plus à dormir. Les témoignages des personnes ayant vécu cet événement ; les photos prises à l’intérieur de l’hôtel, à la morgue, aux funérailles ; les enregistrements vidéo sont d’une capacité à décomposer la nature humaine. Je me dis que tout le monde doit les voir. Pour qu’un tel événement ne se reproduise plus, il faut que l’on arrive à se confronter au massacre de Sivas. Au fur et à mesure qu’on descend dans les profondeurs, différentes dimensions apparaissent. Une énigme non résolue. Un mystère pas complètement découvert. Comme cela arrive à chaque événement de cette envergure chez nous ; il n’y a pas de causes réelles, les vrais responsables n’existent pas. Tout est mis dans le noir, tout est caché, dénaturalisé.
Il y a tant d’événements comme ça, que nous connaissons de près. A chaque fois, c’est le même jeu qui est joué mais nous n’arrivons pas résoudre le mystère, nous n’arrivons pas à nous réveiller. Nous pourrons, peut-être, être utiles si nous arrivons à mener le spectateur à réfléchir, à discuter tout en exposant dans la pièce le fonctionnement de ce mécanisme avec toutes ses dimensions que nous connaissons déjà. »
Nous traversons encore aujourd’hui beaucoup de moments obscurs… Comme Genco le dit, le même jeu est joué et rejoué… Beaucoup d’entre nous, que ce soit en Turquie, en Syrie, en Europe, ou ailleurs, éprouvons le sentiment de nous retrouver face à des énigmes non résolues, des mystères pas encore complètement découverts… Peut-être des textes comme Sivas’93, comme Rwanda’94 pourront éclairer pour nous, le chemin de la vérité, et, surtout, pour que tout cela ne s’oublie pas.
Le contexte social dans lequel nous vivons m’encourage à défendre la traduction de ce texte. Témoigner, c’est peut-être notre seule force pour pouvoir lutter contre la désinformation et la manipulation de la vérité par les autorités. Surtout, dans cette période difficile dans laquelle les artistes, les chercheurs et les intellectuels se trouvent en Turquie, il me paraît nécessaire de publier de telles œuvres dans des langues étrangères. Montrer sa sensibilité en brisant le silence et en partageant son témoignage…