Thamyre le Citharède, la dernière des pièces d'Annenski (1906), participe de cette esthétique de la faille et de la discordance. A demi "tragédie" (le destin y joue un rôle dominant), à demi "drame de Satyres" (avec des passages grotesques), la pièce frappe par un certain éclectisme baroque (selon l'expression du contemporain d'Annenski V. Ivanov) qui en rend déroutante la première lecture. Le héros, Thamyre, est une sorte d'innocent, de "fol en musique" pour qui n'existe que la réalité des sons de sa cithare. La malice des dieux et la concupiscence de la Nymphe qui l'a engendré, mère-amante et destructrice, l'amènent à rivaliser avec la Muse, et cela signe la perte de Thamyre : privé par décision divine du don d'entendre la musique, il se crève les yeux. Doublement condamné à la surdité et à la cécité, habitant de l'ombre et du silence, il rejoint l'existence des pierres ses amies, portant à son comble la position de contemplation "idiote" qui d'emblée était la sienne.
Annenski n'a jamais cherché à voir représentées ses pièces à l'antique. Cependant, en 1916, six ans après sa mort, Alexandre Tairov (qui, on s'en souvient, fonde à Moscou en 1914 le théâtre Kamerny où il cherche une troisième voie entre les recherches de Stanislavski et celles de Meyerhold) entreprend de monter Thamyre. Il s'assure la collaboration d'Alexandra Exter, qui conçoit les costumes et les décors dans un esprit proche du cubisme (escalier monumental, disposition rythmique des masses géométriques, rôle de l'éclairage etc...). La pièce est volontairement traitée comme une oeuvre chorégraphique qui donne la première place à la "poésie du corps" et fait alterner chant, danse, texte parlé et pantomime. La lecture donnée de la pièce est délibérément archaïsante, loin de la réécriture "moderniste" du mythe qui était celle d'Annenski. Le travail de Tairov fit grande impression, au point qu'on vit dans Thamyre les bases d'une "nouvelle théâtralité".
Les schémas et dessins de Exter, les notes de Tairov sont consultables à Moscou au Musée Théâtral.