Cléopâtrasse
Cléopâtrasse (Cléopâtre) chante son amour et la douleur pour la mort de son Tognasse (Antoine), en l’accompagnant avec des cadences shakespeariennes et mélodramatiques à la manière des baladins, des comédiens ambulants.
La reine, dans la dimension extrême de ses adieux, fait vibrer toutes les cordes de ses regrets pour l’exubérance de la vitalité disparue. En fait ce sont avant tout les choses les plus concrètes de la vie (presque comme s’il s’agissait d’hallucinations) qui apparaissent à l’esprit et reviennent en mémoire à la reine qui se meure : nourriture, boissons, vêtements, chansons, vacances… Tout ceci représente aussi son attachement à sa terre, un royaume d’Egypte transféré par l’auteur, de manière autobiographique, dans un coin de Lombardie, la Vallassine , qui se situe entre Côme et Lecco. Le noyau central et fort du texte devient un voyage dans le temps et dans l’espace à la recherche de la vie perdue. D’abord à travers une série d’étapes par les lieux de l’enfance, avec les fêtes de noël, le panneton et les nougats pendus au sapin, puis par ceux qui ont été témoins de son amour pour Antoine, comme le lac où il faisait du surf. La filature des parents de l’auteur y est aussi évoquée, ainsi que les bêtes, les fleurs et les fruits de la terre, les chansons, les airs d’opéra, les montagnes, les nuages et les couchers de soleil de cette terre-royaume dont la prospérité est le résultat de la gestion royale de Cléopâtrasse. Il ne lui reste rien, ni de tout cela ni de l’érotisme viscéral et irréfrénable qu’elle a éprouvé pour Antoine à l’heure où la mort de son amant et la victoire de d’Octavien l’ont détrônée, à l’heure où le serpent est en train de l’empoisonner.
La « cri » finit par se transformer en un propos blasphématoire contre la vie et contre Dieu : « Et, alors, / va te faire foutre, / oui, vraiment, te faire foutre, / saloperie de vie / et, ô Dieu, toi aussi / toi qui m’y a établi ! / C’est celui-ci, / et celui-ci seulement / mon final / et mortuaire testament ! »
Hérodiasse
Hérodiasse (Hérodiade) met à nu ses élans instinctifs, sentimentaux et idéologiques qui l’ont amenée à désirer la décapitation de Jokan (Jean).
Il s’agit d’une part de la vengeance concernant le refus que le Baptiste oppose à ses avances amoureuses et l’échec de ses désirs érotiques et luxurieux face à son inébranlable choix. D’autre part, on touche au défi au dieu incompréhensible de Jean, un dieu qui viendrait ébranler tous les fondements humains auxquels Hérodiasse avait cru jusqu’alors. Hérodiasse crie son intolérance pour une voix qui voulait la pousser à une radicale transformation de sa mentalité, en vidant chaque pulsion sexuelle et amoureuse. Jean l’a conduite vers un état de vide et de silence, de doute profond vis-à-vis de ses valeurs et de ses croyances qui au moins lui permettaient d’exercer le pouvoir, la vanité, la supériorité, le plaisir sensuel. Désormais au bord du suicide, Hérodiasse, inspirée par la figure de Jean tant aimé, entrevoit, sans aucune certitude, peut-être sous l’effet d’un acte d’affection extrême envers le prophète, la possibilité d’une attente et d’un espoir, une nouvelle catharsis, un sens positif à sa propre histoire tragique.
« Et alors je patient’rai, / oui, je patient’rai, / mais seulement parc’ que / toi tu le voudrais. / Si ensuite, une fois achevée / cette triple grande bouillie, / je ne suis pas en paix, / je te rattraperai, / tête de veau noircie, / et en vomissant / sur ton corps décapité / tes restes, les os, les dents, / les nerfs et les cartilages j’entends, / entièrement / je te rong’rai. / Et quand le repas dégueulasse, / à la fois cannibale et jouissif / sera bien terminé, / mes lèvres essuyées / avec le lin à cet usage destiné, / libre enfin / et libérée, / par moi-même / avec le coutelas du saucisson / tout’ seule je m’égorg’rai / et la conn’rie / de ton tragiqu’ mensonge incarné / au monde entier je testamenterai. »
Mater Strangoisse
Le troisième « cri » correspond à la déclaration de Mater Strangoisse (Marie) pour le fils crucifié : elle aussi attend ce qui a été promis à tout le monde. D’autant que, étant partie de l’humanité souffrante, elle voit bien que le moment du dévoilement tarde à venir.
Marie se présente avec beaucoup de simplicité, d’abord d’un point de vue méta-théâtral, reconnaissant son incapacité à jouer sur les planches et acceptant un rapport à la fois soumis et confidentiel avec « mesdames et messieurs les spectateurs ». Très attachée à sa propre terre, à sa campagne laborieuse, là aussi identifiable à la Valassine, cette femme est une mère douce, éprouvée par la souffrance pour son fils sacrifié. Mais elle est à la fois forte et confiante, croyant que la mort d’un juste puisse donner un sens à la mort et à la souffrance de tous. Quelques ombres de doute subsistent, une faiblesse tout à fait humaine, comme, par exemple, lorsqu’elle demande à son fils, en regardant son suaire, « Tu le comprends maintenant / qu’ils t’ont tous / un peu niqué ? ». Marie pose donc la question si cela valait vraiment la peine de combattre pour affirmer ses conviction : « Vivre, oui, / c’est bien se faire baiser ».
Elle croit réellement voir les lèvres de son fils s’entrouvrir. Il ne reste qu’à relever le scandale du désespoir « mais laisser / que en lui apparaisse / quelque chose comme un sens / ou, peut-être, un horizon, / une farfelue extravagance… ».