Familia Feliz est l’histoire d’une famille heureuse. Voilà une tautologie que l’on retrouve dans l’épigraphe de la pièce de Javier Hernando Herráez qui ne garde que le début du célèbre incipit de Léon Tolstoï dans Anna Karénine, « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. » Cette famille heureuse, il faudra creuser sans fin pour la trouver. Pour résumer Familia Feliz, on ne peut qu’énumérer la suite de situations quelque peu aberrantes que vit cette famille et évoquer l’air vicié de la cave close où tout se passe. Une cave comme une caverne de Platon où la nature et la société des hommes y sont reproduites et déformées grâce à la parole des personnages qui constituent cette famille, et plus particulièrement celle du fils, une sorte de narrateur ou de didascalie personnifiée, jamais nommé.
Dans une famille heureuse, on trouve la mère, le père, la fille et le fils. Papa s’occupe du jardin, Maman et la Sœur du repas tandis que le fils les observe tous. Il observe sa famille vaquant à ses activités quotidiennes, ainsi qu’un groupe de fourmis tout aussi absorbées par leur tâche quotidienne. On sonne à la porte. Papa et Maman font descendre toute la famille à la cave.
Une fois dans la cave, il s’agira pour Papa de montrer à son fils comment être un homme : ne pas trembler, savoir tirer ; et pour la Sœur d’apprendre à être une femme : s’occuper du foyer et se maquiller pour plaire aux garçons. Mais la machine familiale est détraquée. Papa tire les verrous de tous les accès à la cave et élève une muraille faite d’eau et de farine pour les protéger. Maman plante un potager dans la cave et manque d’étouffer son fils sous les couvertures. Les enfants jouent au jeu des morts pour passer le temps. On fait du tourisme et de la randonnée en famille. Pendant ce temps, la Sœur, elle, ne cherche qu’à fuir, à faire promettre l’autorisation de son départ à ses parents, à creuser un tunnel dans le mur de pain pour sortir de là. Le fils, quant à lui, endure sa famille. Il assiste à l’inversement progressif des rôles, les parents qui vieillissent et deviennent les faibles, ceux à protéger, tandis que sa sœur réussit à quitter la cave et, lui, reste là, à prendre soin de ses parents, le fusil au poing.
Familia Feliz, de Javier Hernando Herráez, est un huis clos. Quelqu’un sonne à la porte, le père décide d’emmener toute la famille dans la cave et de se cloîtrer en construisant un mur fait d’eau et de farine devant la seule issue. La mère plante un potager qu’elle arrose de jus d’orange. Les enfants jouent aux morts pendant que les parents ne trouvent pas de solution à la situation. Mais quelle est la situation ? Pourquoi cette famille se cloître-t-elle ?
On peut trouver autant de réponses à cette question qu’il y a de lectures possibles. Des indices essaiment le texte pour mieux nous troubler. Il pourrait être fait allusion à l’expulsion de leur logement des familles surendettées, monnaie courante en Espagne depuis l’éclatement de la bulle immobilière (2008) et la crise économique qui l’a suivie. La solution à l’expulsion est ici son extrême opposé, l’enfermement. Il s’agit seulement d’une piste. Cependant, parler de crise n’est pas anodin. Si crise il y a, c’est bien de crise de la famille et des valeurs qui y sont attachées dans sa version la plus traditionnelle. Il s’agit d’une famille dont les rituels et les valeurs ont été pervertis :
La mère, chargée de prendre soin des enfants, manque d’étouffer son fils sous une montagne de couvertures.
Le père, chargé de la protection de la famille, élève un mur dérisoire fait d’eau et de farine pour les isoler de l’extérieur.
La mère, chargée de transmettre les attributs de la féminité à sa fille, la farde avec du dentifrice, du paprika et des charbons ardents.
La jeune fille, chargée du soin du foyer (qui est ici littéralement un feu fait de morceaux de meubles dans une boîte de conserve), est incapable de garder vive la flamme.
Le jeune garçon, sommé de se comporter comme un homme, ne cesse de trembler (de froid, de peur, on ne sait plus).
Le traitement de cette crise est absolument poétique et cruelle. On se retrouve face à une sorte d’inquiétante étrangeté (le Unheimlich allemand) que Javier Hernando Herráez maîtrise dans une écriture poétique ciselée. L’enfermement de cette famille est comme une montagne inversée. Au lieu de gravir un sommet, les personnages dévalent l’abîme d’un pas ferme comme des fourmis qui tenteraient d’enfouir la fourmilière et d’y recréer une part de la nature extérieure pour ne plus avoir à sortir à l’air libre (lequel pourrait être devenu mortifère entre temps).
On peut penser au film de Yorgos Lanthimos, Canine, lequel appartient au Weird Wave of Greek Cinema, courant né en même temps que la crise grecque. Comme dans ce film, les parents prennent la décision d’écarter leur famille du monde et de la rendre autarcique, aussi bien en ce qui concerne les besoins vitaux que les lois morales et sociales. Il s’agit de construire un nouveau microcosme à l’intérieur du grand désordre qui les menace, sauf que ces microcosmes n’échappent pas aux germes de leur propre désordre.
Familia Feliz est une œuvre poétique qui parle de son temps sans pour autant en exhiber les problèmes frontalement. Il s’agit plutôt d’en atteindre l’essence, une essence accessible à toutes les nationalités qui cherchent à se replier sur elles-mêmes, à s’enfermer dans leur cave.