Vie est un huis clos cosmique. Dans une salle fermée, sans fenêtre, deux femmes et deux hommes attendent que quelque chose arrive. Enfermés, ils discutent, révélant leur passé, leurs petits deuils et leurs grandes joies. Ils racontent leurs conflits, leurs histoires prosaïques, triviales, pleines d’humour et de sensibilité. Il y est question de solitude, d’exils, de trajectoire, d’étoiles, de gravité et de dimanche pluvieux.
Ces dialogues sont truffés de petits numéros : un personnage se travestit pour faire un show musical, d’autres inventent une chorégraphie, une actrice, silencieuse depuis le début de la pièce, entonne une chanson a capella. Car toutes ces conversations se cristallisent, au fur et à mesure, autour d’une obsession : partir, changer, quitter, avec comme perspective la possibilité d’un ailleurs. C’est ce qui relie les personnages entre eux. Ils rêvent d’ailleurs, et surtout, ils viennent d’ailleurs. Ils sont exilés. Ils ne sont dans cette salle, dans cette ville, que de passage. On comprend que leur famille est loin, qu’ils ont laissé des proches dans un autre pays. Ils sont seuls. Il ne leur reste que la chaleur des anecdotes passées et la tendresse des souvenirs partagés avec ceux qui écoutent : acteurs et spectateurs.
Vie n’est pourtant pas une pièce nostalgique. Cette petite communauté de passage, dans laquelle est incluse le spectateur, a décidé de célébrer leur présence, la rencontre avec l’autre. Ils mettent des décorations éphémères, des cotillons, préparent un buffet, répètent une fanfare. C’est l’unique raison de leur présence dans cette salle : tenter de s’accorder pour donner un sens à cet exil.
La pièce prend alors un tournant. La vacuité de l’attente, l’absurdité du temps qui passe sème des éléments fantastiques dans leurs parcours. Ils se transforment petit à petit en clowns maladroits, intranquilles et touchants. Tout ce qu’ils entreprennent est un échec. La petite fanfare joue faux, les dialogues souffrent le malentendu, la pluie fait sauter les plombs du théâtre… Tout ce qu’ils font tourne au dérisoire. Reste la parole, et l’envie de raconter des histoires.
Une pièce gorgée d’imaginaire
Tout est très mystérieux dans Vie. Nous ne savons pas où nous sommes, les personnages sont sans âge, sans époque. Même les relations entre eux sont mystérieuses. Tout paraît en pointillé. Tout est à compléter. L’auteur distribue des éléments un à un, suffisamment pour ancrer la situation et les personnages dans le concret. Ensuite, c’est au spectateur de compléter, par son propre imaginaire. Chacun peut se faire son histoire, chacun utilise sa sensibilité pour construire sa narration. L’imaginaire qui fonde l’écriture nourrit celle du plateau. L’écriture de Marcio Abreu est très jubilatoire et généreuse. Vie est aussi une célébration du théâtre en soi. Elle le célèbre par une accumulation de jeux sur la représentation : une fausse panne d’électricité qui oblige les acteurs à jouer vingt minutes dans le noir, ou un playback véritable carte blanche à l’acteur. La célébration dans Vie agit directement sur le spectateur, elle l’aide à codifier un rituel, une coutume qui va susciter chez lui un déplacement des horizons de l’expérience, et des horizons d’attentes habituels. Il est invité à imaginer, tout comme les acteurs qui imaginent sans cesse leur vie d’après.
Le va-et-vient entêtant de l’enthousiasme et de la déception
Les personnages de Vie attendent. L’attente est peut être l’état humain le plus contrasté. Il y a tout dans l’attente. L’anxiété, le mystère, le suspend et en même temps tous les possibles. L’attente est le grand terreau de l’imaginaire humain. L’esprit divague, s’en va. Il est « en allé ». L’attente crée l’objet attendu dans l’esprit. Elle en construit tous les contours. L’attente, le mime à l’intérieur de nous. Elle déploie ainsi notre imaginaire.
L’attente, c’est ce qui sous tend les personnages de Vie. Elle est le moteur de leur parole et aussi de leurs gestes. Ils attendent quelque chose, un départ, une transformation, l’arrêt de la pluie C’est pour ça que les personnages de Vie semblent sans arrêt en apesanteur. Ils imaginent l’objet de leur attente. Et ce qu’ils se figurent est tantôt enthousiasmant, jubilatoire et tantôt décevant, en échec, raté. C’est cette oscillation permanente entre enthousiasme et déception qui, non seulement est le moteur de la parole, mais en plus, fonde leur existence. Leur discours est imbibé de grands fous rires, de grands rêves, de souvenirs involontaires, de nostalgie, comme pour mieux appréhender et détourner l’attente d’une mort certaine. Ce double mouvement donne le ton de la pièce, et crée chez le spectateur une instabilité permanente. L’inconfort des clowns.
Inventer des illusions / des tentatives de lyrisme
La pièce multiplie les adresses et les points de vue. Tantôt on s’adresse directement au public, tantôt, c’est un dialogue fermé. La pièce opère ces bascules : les personnages sont les acteurs ou deviennent des personnes imaginaires. Les dialogues ciselés de Marcio Abreu sont entrecoupés de moments musicaux, ou de « numéros » d’acteur qui encadrent les conversations. Le dialogue avec le spectateur y est direct. La pièce emprunte au poète Paulo Leminski, cet esprit hors cadre, sans frontière, très libre et décomplexé, elle passe du récit au dialogue, du monologue intérieur à un numéro de playback ou à un hommage à Pina Bausch, de la chanson au texte. Les dialogues sont sans arrêts entrecoupés de moments de répétition savoureux d’une chanson improbable sur un texte de Maïakovski. Cette chanson est un élément important du texte car elle lui donne son rythme et son moteur narratif. Le rythme de la pièce est polyphonique. Elle mélange aussi les langues (français, portugais, anglais, polonais, russe) et les points de vue narratifs.
C’est une écriture de collage, mélange de style, de genre, mais qui garde jusqu’à la fin une grande rigueur rythmique et un souffle poétique. Vie tend ainsi le rapport entre « parlé vrai » et lyrisme.