L’événement évoqué par Roberto Scarpetti, l’assassinat à Milan pour un mobile obscur de deux jeunes militants d’extrême gauche par un groupe néo-fasciste romain, plonge dans la riche année 1978, année de la mort d’Aldo Moro, mais aussi, par exemple, toujours en mai, de la loi sur l’avortement et de celle sur l’ouverture des asiles psychiatriques – la loi Basaglia, demeurée unique au monde. Une année de deuil donc, mais aussi, on l’oublie trop souvent, d’accomplissement de quelques rêves obtenu sans violence, avec un magnifique acharnement.
En multipliant les points de vue narratifs sur cette histoire – un flic de droite et un journaliste de gauche qui cherchent à connaître la vérité, tous deux fidèles cependant à un contexte de légalité et de « règles démocratiques » ; la mère d’une des victimes écrasée de douleur ; l’exécutant du meurtre, un jeune homme fasciné par la violence et le sexe, animé de désirs troubles, plus personnels que véritablement politiques ; et pour finir l’une des victimes elles-mêmes, qu’on suit dans son exécution – Roberto Scarpetti parvient à nous donner une vision kaléidoscopique d’une époque, sans jamais se montrer didactique ou psychologisant : dans cette tragédie moderne qui tient aussi du film noir – l’auteur est par ailleurs un scénariste de cinéma reconnu –, le spectateur découvre une période faite d’affrontements armés, mais aussi d’enjeux secrets, d’étranges collusions, d’intérêts qui, trente-cinq ans plus tard, laissent entrevoir, derrière une police déficiente, un État sans doute plus fort qu’il n’y paraît, pourvu quoi qu’il en soit de talentueux marionnettistes qui ont su rester dans l’ombre jusqu’à nos jours. L’un des personnages remarque à juste titre : « Comme dit la police, une affaire d’homicide, ou on la résout dans les quinze premiers jours de l’enquête, ou cela devient pratiquement impossible. » Une phrase, on l’aura compris, qui dit bien ce qu’ont été et demeurent les si célèbres « mystères italiens ». On pourra, comme ici, en sentir les mécanismes, mais leur élucidation est aujourd’hui devenue « pratiquement impossible ».
On a beaucoup écrit et tourné en Italie autour des années 1970. Des années qui sont restées, dans l’imaginaire collectif, des « années de plomb » – expression apocryphe tirée du titre italien d’un film de Margarethe von Trotta de 1981, Die bleierne Zeit, lequel évoquait pourtant des groupes terroristes allemands.
Ce raccourci est aisément critiquable. D’une part, le nombre de morts liées aux attentats terroristes et aux meurtres politiques en tout genre, pour élevé qu’il soit, est resté de 300 en dix ans, loin du cliché rebattu d’une « guerre civile de basse intensité », dans un pays où, par ailleurs, la criminalité organisée a fait quelque 2 000 victimes durant la première décennie du XXIe siècle.
D’autre part, sur ces 300 décès, un tiers est imputable aux actions des groupes d’extrême gauche (dont les célèbres Brigades rouges), un terrorisme qui s’est développé pour l’essentiel en réaction au « terrorisme noir » (néo-fasciste) dans la seconde moitié des années 1970. C’est pourtant cette violence-là – et tout particulièrement l’enlèvement, puis le meurtre le 9 mai 1978, du président de la Démocratie chrétienne Aldo Moro – qui est devenue le symbole non seulement d’une dérive bien réelle d’une infime minorité de la contestation, mais aussi, de manière beaucoup plus surprenante, d’un pourrissement généralisé de la contestation, voire du climat d’insécurité d’une époque – largement amplifié a posteriori. Au fil des ans, c’est la gauche tout entière qui s’est vue soupçonnée de sympathie pour le terrorisme.
La pièce de Roberto Scarpetti, créée en 2013, marque de ce point de vue l’émergence d’une pensée enfin libérée de la vulgate berlusconienne. L’année précédente, le grand réalisateur Marco Tullio Giordana a donné une leçon d’histoire magistrale avec le film Piazza Fontana, évoquant le premier d’une longue série d’attentats aveugles, tous perpétrés par l’extrême droite, avec, souvent, la complicité trouble de ce qu’on a appelé « les services déviés de l’État ». Ce sont ces attentats qui ont créé un climat de terreur et de « tension » entre 1969 et 1980, année où a eu lieu le plus terrible d’entre eux, l’explosion d’une bombe dans la gare de Bologne, en plein mois d’août, qui a fait quelque 85 morts.