À propos de Lucien Marchal
A lire, après la biographie, deux articles consacrés à Sarah Kane et son théatre.
Né le 5 juillet 1948 à Paris.
Licence de lettres anglaises, à la Sorbonne.
Formation d'acteur, marquée par la rencontre avec Jacques Lassalle puis Tania Balachova.
Membre du Studio-théâtre de Vitry, dès sa fondation en 1964. Joue dans les premières mises en scène de Jacques Lassalle jusqu'en 1973 : La seconde surprise de l'amour, Baroufe à Chioggia, Comme il vous plaira, Célimare le bien-aimé, Le Décaméron, Jonathan des années 30...
Assistant de Jacques Lassalle pour la traduction de Comme il vous plaira de W. Shakespeare en 1968.
En 1979, adaptation de L'Epopée de Gilgamesh pour une mise en scène de Farid Paya, le spectacle est créé à Berlin par le "Lierre-théâtre".
En 1980, dramaturge de Hugo-Hugo de Philippe Gavardin, mise en scène de Serge Noyelle au Centre Culturel Communal de Ch‚tillon.
En 1984, Le Partage du Roi, texte pour un acteur dans une chorégraphie de Michel Caserta au théâtre Jean Vilar de Vitry.
En 1986, il crée théâtre en Actes puis Parenthèses. Ecole et lieu de création, il y invite des artistes confirmés, comme des jeunes talents en devenir, pour enseigner ou présenter leurs oeuvres. Durant huit ans, l'aventure sera un lieu de rencontre important du théâtre Français.
Sur son itinéraire d'acteur il a travaillé avec Thierry Bédard, Françoise Coupat, Jérôme Deschamps, Michel Dubois, André Engel, Pierre Etaix, Jean-Claude Fall, Laurence Février, Daniel Girard, Tadeusz Kantor, Laurence Mayor, Farid Paya, Etienne Pommeret, Claude Régy, Bernard Sobel, Jean Pierre Vincent, Bob Wilson.
En 1995, débute un travail personnel de traduction des pièces en un acte de Tennessee Williams. En 1996, traducteur de Mumbo Jumbo, texte irlandais de Robin Glendinning (Bourse de la maison Antoine Vitez).
Participe à la rédaction du Cahier ìthéâtres irlandaisî de la Maison Antoine Vitez sous la direction d'Isabelle Famchon.
En 1997, traducteur de Poupée br?lée, texte écossais de Chris Hannan (Bourse de la Maison Antoine Vitez).
En 1998, traducteur de Blasted (Anéantis), texte anglais de Sarah Kane (L'Arche Editeur).
En 2001, anime un atelier de traduction pour l'Atelier Européen de la traduction avec des élèves de seconde, première et terminale au Lycée Voltaire sur Psychose 4:48 de Sarah Kane.
Auteur de nombreux articles sur le théâtre et l'action culturelle.
En 2004, retravaille la traduction d'Anéantis pour la mise en scène de Daniel Jeanneteau (TNS- février 2005 et TGP Mars 2005).
■ Article paru dans "Alternatives théâtrales" n°61, Bruxelles, juin 1999 :
Un théâtre dans la plaie
Lourde responsabilité. Le premier à parler. Celui qui a aimé le premier. Amour trop vert, peut-être adolescent, de celui qui déchiffre une écriture neuve.
C'était quand ? Vers la fin de l'année 1996 ? Isabelle Famchon, infatigable militante des dramaturgies de langue anglaise, m'avait convié à rejoindre la petite équipe des traducteurs de la Maison Antoine Vitez. A cette époque là c'était une petite maison de tolérance sympa. De ces lieux dont on a toujours besoin pour que les choses avancent. La confiance de Karin Wackers aidant, l'acteur avait trouvé sa place parmi les passeurs de langue. Passager clandestin, parmi les universitaires et les techniciens supérieurs de la syntaxe, le verbe en bandoulière, je rôdais dans les entreponts. On ne dira jamais assez les vertus de l'échange informel. A ce moment-là, le comité d'anglais hésitait entre dilettantisme éclairé et productivisme de bon aloi. On lisait, on écoutait les nouvelles fraîches ramenées d'Australie ou d'Irlande. Quelques-uns avaient lu un texte d'une jeune femme, une Anglaise, à peine née au théâtre. Le parrain n'était pas n'importe qui ! Imaginez ! Edward Bond ! Ca fait réfléchir ! Blasted. Le texte avait pour titre Blasted. De mains en mains, le texte passait. Quelques-uns pestaient : "Provocant", "Trop de cul", "La langue, où est la langue ? ", d'autres ne se sentaient pas concernés. Les regards se sont tournés vers le passager clandestin : "Qu'est-ce qu'il en pense celui-là ?" J'avais pas lu. Il fallait lire. Ca tombait bien. J'ai toujours aimé les mal-aimés, ceux qu'on aime quand il est trop tard, ceux qu'on a failli aimer. Je m'y suis collé, comme on se colle à un devoir avec une copine de classe et j'ai fini dans ses bras.
Sarah Kane, je l'ai pas vue. A quoi elle ressemble, j'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'elle et moi, on est fait pour s'entendre. N'allez rien imaginer ! Tout dans la tête. Tout dans le théâtre. Parce qu'elle et moi, on aime le théâtre. Ca c'est s?r.
Et puis tout est allé un peu vite. Les copains d'abord : Jérôme Hankins, Séverine Magois. Allez vas-y ! Et puis un éditeur, L'Arche. Et voilà l'amoureux avec un contrat de mariage sur les bras : C'est vous qui traduisez !
Lourde responsabilité.
Je ne traduis pas pour faire carrière. Je traduis pour aimer. Je traduis pour avoir des textes à jouer que je ne jouerai peut-être pas moi-même. Ce texte-là je l'ai traduit pour un ami à moi : Daniel Girard, metteur en scène talentueux. Trop ! Au point d'être encombrant. Un texte comme celui-là, c'était pour lui. Et ça sera peut-être pas. Drôle de métier !
Ca, c'est l'histoire d'un amour qui naît. Et puis vient le jour où on vous demande : "Pourquoi tu l'aimes ?" C'est aujourd'hui. C'est moi en train d'écrire que j'aime un théâtre qui raconte une histoire. Une histoire avec des gens, des êtres humains, avec de la chair autour. Des gens qui ont mal à la chair.
J'ai lu Blasted, j'ai lu Phaedra's Love, j'ai lu Cleansed et dans ce théâtre où les êtres vivent, je me suis fait une amie. Je le redis, on ne se connaît pas. A peine un échange épistolaire, bref, technique. On se dirait quoi ? On a mieux. Moi, j'ai les mots. Cet anglais qui va trop vite, quand le français prend son temps. Cet anglais qui va droit au but, quand le français disserte. Le traducteur, comme l'acteur, est un aveugle qui ne veut pas demander son chemin, qui aime se cogner dans les murs, glisser sur les fruits m?rs et louper la porte du métro.
Sarah Kane n'écrit pas comme moi. Moi je suis un mec qui écrit comme un mec. Pas de conclusion h‚tive. N'essayez pas de deviner à quoi ça ressemble dans ce que j'écris. Elle est trop bien pour qu'on l'imite. Alors j'ai choisi d'écrire avec le cœur, une grande lettre d'amour, pour une jeune artiste pleine de talent. Sarah Kane, c'est une femme. Ca, j'en suis s?r. Un homme ne peut pas écrire des choses comme ça. Alors moi, l'acteur, vous pensez comme je jouis de traduire. Moi, la femme toujours cachée derrière le masque. Depardieu, a raison, on est tous des femmes. Alors, pensez le bonheur de traduire cette langue brève, incisive, qui coupe à vif dans l'émotion. Une écriture ‚pre et radicale.
Depuis Sophocle, personne n'avait écrit comme elle. Elle, c'est Leeds, c'est pas Mycènes. Tout le monde ne peut pas être choryphée, lui il est journaliste. La petite, c'est pas Antigone, c'est Cate. La guerre ? Elle est là. Ne vous inquiétez pas ! Elle est bien là. A côté. Tout près. Regardez par la fenêtre, elle est peut-être déjà en bas. Eh, oui ! Du sexe ? Il y en a ! De la violence ? Il y en a ! De la mort ? Il y en a ! C'est pas drôle ? Et, alors ! La comédie, c'est pour plus tard ! Quand on aura fini de pleurer.
Il y a de quoi pleurer, dans l'Angleterre d'après Thatcher. Et si Ken Loach, n'est pas le grand frère de Sarah, c'est s?rement un membre de la famille. Sarah, young angry woman. Le théâtre anglais, quand il est en forme, est toujours en colère.
A Londres, Sarah a fait scandale, a fait succès. Ca m'inquiète pour Sarah. J'aimerais qu'on lui laisse le temps d'écrire. Que la machine sociale la bouffe pas. Il y a tant d'amour dans cette écriture et l'écriture ça demande tant de temps. Ne la bousculez pas, c'est une artiste.
J'ai été tenté par la formule inaugurale un désastre ! théâtre de l'absurde, de la distanciation, du quotidien formules assassines qui cueillent les auteurs avant qu'ils n'aient m?ri. Beckett n'a rien à voir avec Ionesco, ni Kroetz avec Sarraute. Bienvenue donc à Sarah Kane, dramaturge de langue anglaise, fille adoptive d'Edward Bond et seule responsable de son écriture devant le public du théâtre.
Un moment, j'ai été tenté par le tombeau : Sarah Kane, jeune dramaturge anglaise. L'onction Bondienne. Le succès londonien. L'avenir européen. A star is born !
J'ai laissé tomber. Depuis mes cinquante ans, j'écris comme il parle, lui, Ian le personnage de Blasted. Je bande à en pleurer pour cette gamine qui écrit des trucs que je n'écrirai jamais. Parce que ma génération est foutue, qu'elle est aux affaires et que moi, c'est pas les poumons mais le bide qui fout le camp.
J'y viens. Le théâtre, c'est l'endroit où ça fait mal même quand ça rit. Ce que j'aime dans cette écriture, c'est la plaie, béante, qu'on ne peut cacher. Celle que la télévision chaque jour farde un peu plus. Cette pute, qui a le regard d'un enfant du Sahel, les jambes d'un mutilé du Cambodge, le ventre d'un vieillard du Rwanda et dont les bijoux brillent comme le fusil d'un sniper de Sarajevo. Dans le théâtre de Sarah, vous ne les trouverez pas. Magie de la métaphore, ils sont devenus des ombres obsédantes, dangereuses. Ne les cherchez pas : Ian et Cate vous ressemblent, me ressemblent et je ne peux pas dire aujourd'hui si un obus, demain, n'éventrera pas le mur de l'endroit où j'écris ces mots. Tiré d'où ? De Cergy ou de Vitry ?
Voilà pour l'amour. Bientôt un livre dans les mains, les mots écrits en français.
Il va falloir louer un appartement, faire les courses, acheter le dentifrice. Ca va se g‚ter. Parce qu'une œuvre, c'est un geste et que le geste ne se refait pas deux fois de la même manière. Qui va aimer Blasted devenu Anéantis ? Qui va continuer cette histoire d'amour, quels metteurs en scène ? Quels acteurs ? L'amour porté à ce texte a-t-il un sens pour d'autres ? L'ai-je assez aimé ? Ne l'ai-je pas déjà trahi ? Traduction ! Trahison ! Le slogan sonne comme la sono des prolétaires entre République et Bastille. Et si ça ne se traduisait pas, un texte ? Le bourdon gagne. A peine terminée, la traduction attend l'amour des acteurs.
Je me vois déjà en V.R.P. ! Elle est belle ma traduction. Arrête, tu me fais rire ! Le lobby, peut-être ? Chère ! Je vous assure que vous devriez lire Sarah Kane ! Le créneau porteur : devant un symposium de directeurs de théâtres, une conférence sur l'émergence du jeune théâtre anglo-saxons Fuck ! Moi je rêve que Sarah Kane passe à une heure de grande écoute dans une salle de banlieue. Là où ça fait mal. Indécrottable imbécile, utopiste invétéré ! Pourtant, j'en suis s?r, ils n'y auront pas droit ! Et pourtant, eux, ce théâtre-là, ils comprendraient. Parce que c'est un grand théâtre et qu'il n'y a jamais rien de trop beau pour ceux qui en bavent.
Un jour, peut-être ? Quand Mitterrand sera vraiment mort, que Sarkozy ira fleurir, chaque année, la tombe de Chirac en Corrèze, que Tony Blair inscrira la dictature du prolétariat à l'ordre du jour de la Chambre des Communes. Ne riez pas, le processus est entamé : la reine est descendue sur le pas de sa porte pour regarder passer le cercueil de sa belle-fille. Tout n'est pas perdu : ça commence à pourrir au Royaume de sa Gracieuse Majesté.
Tandis que la farce mondiale se joue sur les écrans cathodiques, la voix tendre et grave d'une jeune femme s'élève sur la scène d'un théâtre.
Elle a choisi l'art le plus éphémère pour parler, il y a tant de présent et si peu de futur. Elle a choisi de raconter des histoires au cœur même de la plaie, là où décidément cela fait mal, dans l'intime, loin du social, près de l'historique, celui qu'on ne voit pas parce qu'on l'a sous le nez. Elle jette ses êtres de fiction dans l'eau bouillante du drame.
On avait pas vu cela depuis longtemps. Les putes de Jean Genêt ont remballé leurs porte-jarretelles, Pasolini est mort comme un chien sur une plage d'Ostie, les furoncles ont définitivement mangé Beckett. On cherchera vainement l'ombre d'une jouissance sur le visage d'Hyppolite se masturbant dans la première scène de Phaedra's Love. Cate suce son pouce en buvant du gin, du sang coule entre ses cuisses.
Au secours ! La vie s'en va !
novembre 1998
Postface
Fin février. La mort a giflé. Sarah a voulu mourir. Elle n'aura jamais 28 ans. Je ne change pas une ligne, petite sœur. J'embrasse tes lèvres froides.
■ Article paru dans "UBU, Scènes d'Europe/European Stages", n° 13, Paris, mai 1999 :
Sur tes lèvres froides
Sarah,
Je ne te demanderai pas pourquoi tu t'es foutue en l'air. Tu me l'as appris, tandis que je traduisais Blasted. Ta propre mort rôdait entre les lignes ou plutôt toute ta vie. Que pouvais-tu, dans ta vie, attendre du monde que tu nous racontes dans ton théâtre ? Les désespérés n'ont qu'un tort : aimer excessivement la vie.
A qui parles-tu, en racontant l'histoire de Phèdre ou celle de Cate ? A ceux qui trouveront toujours la vérité trop obscène et qui t'ont haï ? A ceux qui t'ont adorée et pour qui on est jamais trop obscène pour être à la mode ? Aujourd'hui j'ai envie de les gifler tous.
Je rêve que ton théâtre parvienne à ceux auxquels il s'adresse secrètement. Car je sais que tu es morte seule et malgré ceux qui t'ont aimé j'en fais partie. On se sent cons, Sarah ! Que deviendra ton théâtre ? Il faut que la curée ait lieu. Il faut attendre que les opportunistes de tous poils, nécrophages et faiseurs de réussites passent sur ton cadavre. Que le marché-roi se paye. Ils farderont, nettoieront ton théâtre. C'est la règle du jeu. Puis viendra le temps de ceux qui t'aimeront, là où il n'y a pas d'autre enjeu que le théâtre en lui-même, déjà de jeunes acteurs br?lent de jouer ton théâtre.
Je suis confiant. Tu as su écrire. Tu as su vivre. Vivre dans un monde qui n'écoute ni ne regarde plus qui consomme. Les artistes ça se consomme comme le reste. Un de perdu, dix de retrouvés ! Tu as foutu le feu à Londres, la ville des grands incendies. Je t'aime pour avoir écrit un incendie.
Quelques nouvelles... Tu es partie avant les bombardements sur le Kosovo. C'est génial, la guerre au Kosovo, Sarah ! C'est tout à la télé. Ca ressemble à un jeu de console. Les figurants sont dans des tracteurs ou sous des tentes. Les acteurs ont un micro à la main. Les cadavres ne parlent pas. Et c'est loin, loin, loin.
Dans ton théâtre, la guerre est sur scène, là, tout près. Les êtres en bavent. Ils ont mal. Ils aiment à en mourir. Ils ont un sexe. Ils se parlent même les cadavres.
Sarah, comment voulais-tu qu'on te croit ? La métaphore Sarah ! La tienne est trop sensible, elle donne trop vite accès à la crudité de la vie. L'avenir, c'est Disneyworld, Sarah. Nez rouges et missiles sol-air. Le malheur propre, lointain, humanitarisé.
Pourquoi tu venais nous faire chier avec des histoires d'amour, des cancers qui débordent, des femmes qui veulent jouir et d'autres pas ?
On est des maquisards, Sarah. Tu sais de ces chieurs, qui plastiquent le dernier wagon des convois et à cause de qui on fusille des otages. Oui, oui, c'est à cause de nous ! On est des résistants, Sarah des insoumis. Parce qu'on a pas le temps. Pas le temps de vivre une vie de con, parce qu'on a qu'une vie. Et la tienne, pardonne-moi, je la trouve trop courte. Pourtant tu as raison, Sarah ! Vaudrait mieux mourir. Moi, j'ai pas envie. Peut-être pas le courage. Je ne regrette qu'une chose, Sarah : ta mort les arrange. Ca aussi, c'est la règle. La curée, c'est leur hommage à eux. Une manière de te dire que tu étais vraiment bien. Moi, j'aurais aimé continuer à te le dire au présent de l'indicatif. Je ne t'en veux pas, ta mort t'appartient.
Je vis en France. Chez nous, ça va, merci ! On dort bien. Notre premier Ministre est socialiste comme ailleurs. Notre Ministre de la culture est protestant comme ailleurs. Nos auteurs écrivent comme ailleurs. Les gens de théâtre font leurs petites affaires comme ailleurs. Pas d'incendie en vue. Ca couve peut-être, mais personne n'en parle. J'ai la nausée.
Avant que la chaleur ne monte aux lèvres des acteurs qui joueront Blasted, Phaedra's Love, Cleansed je dépose un dernier baiser sur tes lèvres froides, petite sœur.
avril 1999