Dans un décor unique sont réunis une vieille femme aux portes de la mort et ses trois enfants : sa fille, son plus jeune fils accompagné de son épouse et le fils aîné, invisible aux autres puisqu’il est mort.
Tout le premier acte prend la forme d’un affrontement obscur entre la Mère et les autres, plein d’allusions à un passé caché. À la fin de l’acte, dans un bref second tableau, les enfants constatent la mort de la mère.
À l’acte II, la Mère et le fils aîné, morts tous deux, se retrouvent et s’affrontent à leur tour, tout en observant sans être vus les survivants de la famille qui se déchirent eux aussi.
À l’acte III, tout s’éclaire — en partie. Le fils mort raconte ce qui s’est passé, à commencer par sa propre mort, tandis que les vivants jouent aux cartes. Un vieillard frappe à la porte. Il ressemble étrangement au mari de la Mère, mort lui aussi…
Tout le théâtre de Laïna est une variation sur le thème de la solitude et de la mort. Il n’y a pas d’amour dans cette pièce. Chacun de nous est seul, irrémédiablement — en même temps qu’enfermé, de façon contradictoire, dans cette prison étouffante qu’est la famille. L’enfer, c’est l’absence des autres et les autres en même temps.
Seul élément positif : l’énergie morale déployée par la Mère, malgré son corps qui l’abandonne. Elle restera vivante jusque dans la mort, alors que ses enfants vivants ont plutôt l’allure de zombies. Cette rencontre entre vivants et morts n’est pas seulement une trouvaille saisissante sur le plan dramatique : elle exprime l’âme profonde d’un pays où les morts sont plus vivants qu’ailleurs.
La pièce est passionnante également par l’audace, la radicalité de sa construction. Au théâtre, d’habitude, l’art consiste à exposer brièvement et complètement toutes les informations permettant au spectateur de s’y retrouver. Ici, au contraire, on est plongé d’abord — comme si souvent dans la vie — en plein brouillard, dans une situation où tout nous échappe : le premier acte est une forêt ténébreuse, éclairée de loin en loin par de vagues lueurs, où nous errons tandis que les personnages se lancent des répliques au-dessus de nos têtes, souvent sans s’écouter, chacun plus ou moins seul dans sa nuit. C’est peu à peu que l’histoire passée va se dessiner, que le puzzle va prendre forme — et encore, jamais complètement.
La violence dans Affaire de famille n’est certes pas physique, mais morale, avec des allusions répétées — dont une très explicite — aux Atrides et une vision du monde très noire, très cruelle : à en croire l’un des personnages, la beauté elle-même est un piège, un poison.
Il faut saluer le courage de l’auteure, dont la pièce, résumée ainsi, a de quoi désorienter son spectateur/lecteur et le désespérer. Si Affaire de famille nous accroche et nous retient, c’est que ce texte si sombre est sans cesse illuminé d’éclairs de violence verbale, d’échanges pleins d’étincelles, des éclats d’une ironie cinglante, et que le jeu dans son ensemble est orchestré de main de maître : nous sommes secrètement, habilement guidés sans le savoir, et ce qui peut d’abord sembler incohérent s’avère d’une profonde cohérence.
Cette pièce vertigineuse m’a d’abord un peu désorienté, je l’avoue, avant de me séduire. Un texte de théâtre un peu ardu gagne en principe à être lu d’abord ; ici, c’est le contraire : la vitesse de la représentation nous emporte sans nous laisser le temps de nous poser trop de questions.
Laïna, auteure de premier plan à mon avis, mérite de passer les frontières ; connue dans son pays, elle devrait l’être encore davantage, et l’exemple de Dimitriàdis montre bien combien une reconnaissance venue de l’étranger peut aider un auteur à devenir enfin prophète en son pays.