Ecrite en 1890, Âmes solitaires décrit une petite bourgeoisie intellectuelle qui contraste avec les milieux dépeints par Hauptmann dans ses nombreuses pièces en dialecte (silésien ou berlinois). Cette bourgeoisie-là est précaire et libérale, la jeune génération, du moins, se sent concernée par les questions sociales qui agitent l’époque. Mais la cellule familiale, où fleurissent les petits noms gentils, oppresse les individus, qui sont invités à rogner leurs ambitions. Cimetière de l’émancipation individuelle, la famille représente pour ces jeunes gens un modèle en crise. Une fracture générationnelle les sépare des anciens, à qui une foi religieuse inébranlable sert de colonne vertébrale. Les jeunes, pour qui la disparition de Dieu laisse un vide béant, ont à charge de le combler en donnant un sens à leur existence. Johannes étouffe dans son mode de vie, mais ne trouve pas la force de transgresser la loi sociale. Braun, artiste velléitaire et pique-assiette, trouve un appui dans l’engagement politique, mais l’engagement qu’il affiche ressemble davantage à une posture esthétique. Mademoiselle Anna, qui a choisi la voie de l’émancipation et de l’indépendance, souffre de la solitude qui lui est corrélée et aspire au bonheur bourgeois qu’elle croit trouver chez les Vockerat. Käthe, enfermée dans sa vie domestique, voudrait quant à elle suivre Anna sur le chemin de l’émancipation. Cette constellation d’insatisfactions, plutôt stable, est rendue explosive par l’attirance qu’éprouvent Anna et Johannes. Le désir vient saborder l’ordre social. Les repères sont à reconstruire, mais les forces manquent. Comme les Possédés de Dostoïevski, les Solitaires n’ont pas la force de provoquer les changements auxquels ils aspirent. Un humour cruel sous-tend cette peinture d’une génération, et le naturalisme dont Hauptmann est le champion est ici transcendé. Au-delà de la peinture de mœurs, les problématiques existentielles qui rongent les protagonistes tirent la pièce vers l’expressionnisme. La tension dramatique est admirablement menée. Il y a une efficacité, des personnages épais, tous intéressants à jouer. Par certains aspects, on peut penser à Ibsen, modèle de la génération de Hauptmann. Cela dit, ce qui fait avancer l’action n’est pas ici un événement du passé, qui ferait son trajet souterrain vers la lumière, mais une pulsion de vie qui provoque des échappées, des jets de vapeur tout au long de la pièce, entrecoupés par les moments où le couvercle de la casserole bourgeoise retombe. On sait d’emblée que l’ordre bourgeois ne peut sortir que ruiné de cette alliance ratée entre Käthe et Johannes, mais on ne sait si c’est par la libération des individus ou par une violence autodestructrice. Au moment où Käthe accepte la situation, la voit telle qu’elle est et prend ses distances vis-à-vis de l’appui moral de ses beaux-parents, il est trop tard. La mort l’a emporté sur la vie.