Callios est un juge éminent, partisan déclaré de l’ordre et serviteur de la loi. Son épouse, Pyrrha, s’est consacrée à tenir le foyer familial et à élever leur fille — Pétalia, 17 ans, qui s’apprête à passer l’équivalent grec du baccalauréat. Néphos, ancien camarade de fac de Callios, est célibataire, sans enfants. Il n’est pas entré dans la carrière d’avocat à laquelle ses études le destinait. Il a en outre passé la période précédente à veiller sur sa mère ; la maladie de celle-ci a englouti la fortune familiale, le laissant, après la mort de celle-ci, dans l’impossibilité d’honorer le crédit de la maison où il vit.
La pièce de Natacha Sideri débute alors que Néphos et Callios viennent de conclure un accord : Callios accepte de prêter à Néphos la somme qui permettra à celui-ci de conserver sa maison. Il s’agit d’un accord oral, amical, informel. La dette qui en découle sera « une dette morale » ne pouvant être arbitrée par une instance tierce.
Dès la première scène, Néphos, reconnaissant, répète que Callios, « dans un moment difficile », s’est révélé être « un véritable ami. » Callios brosse de lui-même un portrait professionnel et familial avantageux, en ne manquant pas de souligner l’opposition entre sa réussite et la déchéance de son ami. Au travers de remarques rappelant parfois le langage des managers contemporains, il signifie que ni sa réussite personnelle, ni les déboires de son ami ne peuvent être imputés à la chance ; chacun est largement responsable de sa situation. Profitant de la position de force que lui confère le prêt qu’il a concédé, il alterne démonstrations d’amitié, remontrances, conseils ; quelques remarques augurent, sous une forme voilée, des menaces et du chantage que lui et son épouse exerceront par la suite sur Néphos.
Le doute point ainsi dès les premières pages, une tension grosse de non-dits s’installe entre les deux hommes dès les premières répliques ; elle ne fera que croître tout au long de la pièce.
Pour les remercier du prêt qu’ils lui ont concédé, Néphos propose d’effectuer au domicile du couple quelques travaux : « Deux semaines de boulot, à vue d’œil » ; pour en venir à bout, il a obtenu un congé. On apprend que Pétalia, le week-end, « donne un coup de main dans une cantine pour SDF » et que ses parents, qui ne voient pas cette activité d’un très bon œil, ne la croisent quasiment plus. Insidieusement, de nouveaux travaux viennent s’ajouter aux « petites réparations » originellement prévues. La liste s’allongera peu à peu jusqu’à devenir virtuellement infinie.
On découvre bientôt que Pétalia, la nuit, quitte en cachette le domicile familial et change pour cela de vêtements, enfilant des vêtements noirs à la place de ceux qu’elle porte chez elle. Les scènes dans lesquelles on la voit rentrer ou sortir en pleine nuit se répèteront tout au long de la pièce sans que l’objet de ses activités nocturnes soit précisé par l’auteure.
Pyrrha, sur le ton du badinage, commence à instaurer entre Néphos et elle une relation de maître à domestique.
Un mois plus tard, Néphos est toujours là ; Pyrrha le rabroue plus directement à présent. Néphos se dit terrifié par la peur de perdre sa maison. Pyrrha lui déclare que Callios et elle ne le permettront pas et qu’ils l’aideront, « encore », « tant qu’il faudra ». À rebours de ce qu’ils semblent vouloir signifier, ces derniers mots résonnent comme une menace et évoquent les graffitis qui étaient apparus sur les murs d’Athènes au cours des années 2010 : « Nous ne voulons pas être sauvés. »
L’étau se resserre ; la véritable nature de l’accord conclu au début de la pièce se précise, d’une étape à l’autre (« Je t’offre l’occasion de travailler pour honorer ta dette. Crois-moi, c’est de très loin préférable à ce que tu la portes comme un fardeau. ») Le récit bascule ainsi, très progressivement, dans l’horreur.
Au-delà du thème de la responsabilité individuelle, c’est le thème de la faute qui est introduit par l’auteure dès les premières scènes ; rien d’anodin, s’agissant d’une pièce écrite en grec et achevée à Athènes durant l’été 2015, au terme d’une période au long de laquelle la confusion entre faute et dette aura été systématiquement entretenue.
Au long d’une progression implacable, d’un processus que Natassa Sideri décortique dans ses moindres détails, la dette fera son office, produisant du surendettement, éloignant chaque jour davantage son bénéficiaire de la possibilité de rembourser jamais, appauvrissant et condamnant à l’esclavage et à l’indignité celui qui n’envisagera finalement d’en fuir l’emprise qu’aux toutes dernières pages — trop tard.
Alors même que la référence à l’actualité grecque de l’été 2015 est, du moins pour le lecteur grec, patente du début à la fin de la pièce, que les tactiques et la stratégie adoptées par Callios et son épouse pour asservir Néphos (culpabilisation, remontrances, démonstrations d’amitié, menaces, chantage…) ne cessent d’évoquer les « épisodes » ayant ponctué la crise de la dette souveraine hellénique, l’auteure, avec une grande réussite, choisit de nous donner à voir, réduite à sa plus simple expression, la structure du processus.
Une certaine abstraction concourt à isoler les personnages pour mieux mettre à nu la mécanique de leurs relations – mécanique cruelle, perverse, parfois bouffonne mais aussi tragique, qui constitue à la fois la forme et le sujet de la pièce. Pas d’éléments géographiques, pas d’éléments d’actualité, aucun nom de pays cité : Natassa Sideri se limite aux interactions entre ses quatre personnages, sans jamais sortir de ce cadre. Nous sommes ici beaucoup plus proches de La Colonie pénitentiaire de Kafka que du théâtre documentaire. Très proches, aussi, du beau récit au long duquel Paul Auster décortiquait l’asservissement progressif de deux joueurs infortunés (La Musique du hasard). Mais la prise de l’écriture sur notre actualité, sur notre réel contemporain, n’en est que plus efficace, que plus mordante.
La pièce, se déroulant presque entièrement au domicile de Callios et de Pyrrha (seule la scène d’ouverture a lieu à l’extérieur : ensuite, Néphos entre dans le piège et n’en ressortira plus), constitue en outre un quasi huis-clos. La clôture familiale (si prégnante, aussi, dans le film Canine de Yorgos Lanthimos, et aussi étouffante ici) ; constituerait-elle l’autre sujet de la pièce ? La réussite du dispositif mis en place par Natassa Sideri ne consiste-t-il pas, plutôt, à confondre ou à associer ces deux enfermements ?
La seule issue, la seule intégrité, la seule lucidité tiennent au personnage de Petalia. Au milieu de la nuit, alors que Néphos travaille encore, Petalia, revenant d’une de ses mystérieuses expéditions nocturnes, le questionne sur les conditions du travail qu’il effectue pour ses parents, sur la nature de l’obligation qu’il a contractée envers eux ; elle lui affirme que, contrairement à ce qu’il prétend, ces derniers ne le considèrent pas comme « un ami de la famille » mais comme un esclave domestique ; elle expose à Néphos le piège de l’endettement dans lequel il a lui-même accepté d’entrer. Elle pointe l’élément de coercition que Néphos au contraire fait tout pour occulter. Elle le prévient qu’il restera ici beaucoup plus longtemps qu’il ne veut le croire : « Ils ne te laisseront jamais partir. À présent, tu es leur prisonnier, comme moi. » Avant de s’éclipser, elle lui lance : « Un jour nous nous évaderons ensemble ».
Comment fuir ? Comment échapper aux puissances qui nous écrasent ? Comment lutter ? Comment inventer — « fabriquer », dira Petalia — autre chose ? Malgré les déceptions, les échecs, voire la lassitude, les questions posées par cette jeune fille touchent encore, dans l’Athènes de 2023, au plus vif.
Traduire, faire lire et monter ce texte, aujourd’hui, répond à mon sens à la nécessité de mieux comprendre, par les moyens spécifiques de la fiction, ce qui nous est arrivé, ce qui nous arrive encore — dans ce petit pays des marges de l’Europe dont le sort a été scellé par l’endettement. Le fait que la question de la dette grecque ait été depuis oubliée, effacée, rend ce besoin plus pressant encore ; à cet égard, le texte de Natassa Sideri, terminé au mois de juillet 2015, agit aujourd’hui à contre-temps, opère comme un « retour du refoulé ». La dette revient toujours.