Un quartier populaire de Rio au tournant des années 1950. Zulmira, mariée à Tuninho, chômeur et amateur de foot, cherche à donner un sens à sa vie. Elle décide d’aller consulter une cartomancienne. Celle-ci lui conseille de se méfier d’une femme blonde, dans laquelle elle reconnaît Glorinha, sa cousine, qui a récemment cessé de lui adresser la parole. À la suite de cette révélation, elle décide de se convertir à une nouvelle religion pour devenir un modèle de vertu, à l’instar de Glorinha. Lassé par sa froideur, qui inquiète toute la famille, Tuninho apprend à Zulmira que la pudeur de sa cousine dissimule en réalité les séquelles d’un cancer du sein. Aucune des démarches qu’elle entreprend ne parvient à apaiser Zulmira. Une seule issue possible à ses yeux : la perspective de sa mort prochaine et de funérailles somptueuses. Elle se rend à l’agence São Geraldo où des employés cupides traquent les morts et les enterrements juteux. L’entre deux, Timbira, est un Dom Juan raté qui entreprend de séduire Zulmira. Celle-ci leur commande un cercueil et un enterrement en grande pompe, sans révéler qu’ils lui sont destinés. Malgré le diagnostic rassurant du Docteur Borborema, l’état de santé de Zulmira empire. À l’article de la mort, elle fait promettre à son mari qu’il se rendra chez Pimentel, l’homme le plus riche du quartier, pour obtenir l’argent nécessaire à son enterrement. La mère et les voisines habillent le corps de Zulmira tandis que Tuninho arrive chez le millionnaire. Il apprend alors que Zulmira et Pimentel avaient eu une liaison avant d’être surpris par Glorinha. Usant de chantage, Tuninho obtient la somme mirobolante. Il commande un enterrement bas-de-gamme, se rend au stade du Maracanã pour assister au match des juniors, avant de s’écrouler de chagrin. Entretemps, un des employés a révélé à Timbira l’identité de la défunte.
Une tragédie carioca
La Défunte est la première « tragédie carioca » - alias tragédie de Rio – de Nelson Rodrigues. Elle marque un tournant dans l’œuvre de l’auteur, le moment où celui-ci décide de revêtir ses tragédies d’une couleur locale contemporaine, après avoir écrit ce qu’il appelait des « pièces psychologiques » et des « pièces mythiques ». Sa dramaturgie met désormais en scène la vie quotidienne des quartiers nord de Rio - dans la veine des feuilletons à succès qu’il écrit pour diverses revues. Elle offre une représentation pittoresque du Rio populaire des années 1950 - marqué par les faits divers (voisinage, adultère) et les inégalités sociales (enrichissement, chômage, misère) ; le développement des loisirs (billard, cinéma, salon de thé) et l’importance du football ; l’essor de la presse et des nouvelles religions ; l’usage du téléphone et des transports en commun...
Jeu et tragédie
Si la pièce est indéniablement « carioca », on ne peut l’assimiler à une « tragédie de mœurs » (par référence aux comédies de mœurs très prisées à l’époque) – une appellation que l’auteur lui-même rejette d’ailleurs vivement. Dans La Défunte, Nelson Rodrigues ne vise ni le réalisme ni la psychologie. Il emprunte autant au genre de la tragédie qu’à celui du mélodrame pour inventer une dramaturgie singulière, tout ensemble outrée et distanciée, pathétique et ironique, perceptible notamment dans les didascalies.
Cela se traduit d’abord dans la représentation des personnages et des situations. Les rôles secondaires sont ostensiblement esquissés ou caricaturés, ils s’apparentent à des marionnettes burlesques (le Docteur Borborema, la famille de Zulmira) ou à des figures animales (les employés de l’agence funéraire). Les personnages principaux empruntent des traits aux types du feuilleton ou du mélodrame mais ils sont aveuglés par des pulsions et des obsessions qui les rendent plus complexes, proches en cela des grandes figures tragiques.
La langue de Nelson Rodrigues s’offre aussi comme une matière proprement théâtrale. Elle s’inspire certes du parler populaire brésilien mais elle le retravaille selon deux caractéristiques : une concision extrême et une sorte de panachage linguistique entre les registres et les époques, difficiles à traduire mais particulièrement propices au jeu.
On retrouve enfin cette dimension ludique, faussement désinvolte, dans le traitement spatio-temporel. Les espaces dramatiques ne sont pas représentés sur un mode réaliste mais bricolés, si l’on peut dire, par les personnages au moyen de rares éléments scéniques. Les « changements de décors » sont rapides et les scènes peuvent se succéder à un rythme soutenu. Cette dimension était soulignée dans la mise en scène du metteur en scène brésilien Antunes Filho (2009) intitulée A Falecida vapt vupt, que l’on pourrait traduire par La Défunte express. L’action se tenait dans un lieu unique, une brasserie constamment occupée par les personnages, théâtre de multiples saynettes parallèles, sur un fond sonore (radio ? musique ?) ininterrompu. La sensation de vitesse chaotique donnait l’impression d’une tragédie délibérément expéditive - que l’on montre, certes, mais sur laquelle on ne s’appesantit pas. Rien de tel, en revanche, dans l’adaptation cinématographique de Léon Hirzman (1965) qui relève d’une esthétique lente et réaliste, moins conforme, malgré sa beauté, à la tonalité paradoxale de la pièce.
Une tragédie moderne
La Défunte est une tragédie moderne à plusieurs titres. Elle représente d’abord la solitude et l’errance de Zulmira, Bovary brésilienne de banlieue, comme on a pu le dire, qui ne parvient pas à donner un sens à sa vie, sinon dans la perspective de sa propre mort et de funérailles luxueuses, ultime revanche sur la société. Dans les deux premiers actes, on voit Zulmira multiplier en vain les tentatives pour échapper à la solitude et à l’angoisse quotidiennes : consultation de la cartomancienne, conversion à une nouvelle religion, mise en scène de son enterrement, agonie et mort. La médiocrité cocasse des personnages qui l’entourent n’est pas sans évoquer l’univers des films de Fellini. Mais La Défunte est, en outre, une tragédie à double fond car la révélation de l’acte III invite à une relecture des deux premiers. Le récit de Pimentel prend la forme d’un flash-back où il se met en scène avec Zulmira sous les yeux de Tuninho, le mari trompé. Le spectateur apprend alors que, dans sa quête de sens, Zulmira a aussi tenté l’adultère mais qu’elle a été surprise aux bras de son amant par Glorinha, ce qui explique rétrospectivement la haine qu’elle lui voue. Dans le troisième acte, l’ironie cruelle de la pièce gagne de l’ampleur. La révélation tardive s’accompagne de reconnaissances au sens classique du terme : Tuninho dévoile son identité à Pimentel pour lui soutirer de l’argent, Timbira apprend par l’employé qui était la véritable défunte. La pièce s’assimile dès lors à une ronde de faux-semblants et de trahisons : Zulmira a trompé Tuninho et Timbira ; Tuninho trompe Pimentel et trahit finalement Zulmira, en lui confisquant l’enterrement dont elle avait rêvé.