L'Autre côté est une farce tragique hantée par le fantôme de la guerre qui, même après sa fin, poursuit ses ravages dans des vies individuelles. Les personnages de cette pièce -un marionnettiste en mal de théâtre, un illusionniste raté, une prostituée sentimentale et une mineure dépravée- gèrent tant bien que mal leur vie de survivants. L'action se déroule quelque part dans les Balkans, les repères géographiques sont volontairement brouillés. Etat policier, situation politique chaotique, déchéance morale. Alcool, drogue, prostitution (les soldats américains sont encore présents).
L'espace est limité à un bar et une rue, un espace-temps virtuel. L'autre côté de la vie réelle ; l'autre côté de la limite circonscrit le monde, autrement dit, nulle part.
Les quatre protagonistes se démènent dans cet espace comme dans un huis clos où vie et mort se côtoient et s'échangent comme dans une partie de roulette russe. Il s'agit pour chacun d'entre eux d'aller au bout de lui-même, de tenter l'impossible avec l'autre, l'aimer peut-être, mais au prix du viol ou du meurtre. "Les hommes meurent et s'aiment. Se violent et se tuent". Il faut oser voir les choses dans leur crudité sans merci, côtoyer la férocité dans l'excès et le gaspillage qu'aucune loi ne tolère. La vodka (double, de préférence) est là omniprésente pour assurer une anesthésie rapide et efficace, l'éternelle ivresse. Un cercle infernal où le temps s'ennuie et piétine et fait semblant de se mouvoir, mais dans un sens inversé à celui des aiguilles d'une montre : la pièce commence par la fin ! Mais tout revient au même. La médaille n'a pas d'envers, le dedans est aussi un dehors, le vrai appelle le faux et inversement. "La vie est un théâtre, dramatiquement tragique". Il a ses héros que la réalité ignore – et inversement. Car "qui aime les héros réels, les héros qui tuent dans le réel, avec leur pouvoir réel ?".
Tout en appartenant à la plus jeune génération des auteurs dramatiques macédoniens, Dejan Dukovski a pratiquement contourné le statut d'auteur local. Il s'est d'emblé projeté au centre du malaise européen. On connaît son parti pris contre les hypocrisies officielles, les discours bien pensants, contre tout ce qui se veut supérieur et didactique. Et symétriquement, sa prédilection pour l'infra, la sphère basse de la réalité, l'univers chaotique des êtres tombés, voués à l'anarchie des instinct, la violence de ce qui n'a pas de langage. L'autre côté des discours normatifs.
L'autre côté, c'est précisément le titre de sa nouvelle pièce. Je me suis donné pour tâche de faire l'analyse, pour ainsi dire philosophique, de ce titre, afin de trouver (et c'est là le paradoxe qui sauve ma démarche), une clé à la lecture de Dukovski qui ne soit soumise à aucune transcendance. Qui ne soit pas interprétative, qui ne cherche pas à dégager un sens supérieur à ce qui se donne comme "premier degré".
Cette pièce, une farce tragique, à la mesure d'un monde désorienté, est hantée, tout comme les autres pièces de Dukovski, par le fantôme de la guerre qui, même finie, continue à poursuivre ses ravages dans des vies individuelles. (Mais est-elle vraiment finie ? demande avec suspicion un personnage). Qu'importe ! Cette question ouvre déjà une perspective plus vaste. Que serait, en effet, l'écriture de Dukovski sans cette catastrophe préliminaire ? Car la vie des êtres est désormais scindée en un avant et un après. Tous les personnages sont des survivants au sens concret et figuré, ils bricolent désormais leur "seconde vie". Une seconde vie sans commencement ni fin. En effet, c'est le cas de le signaler, la pièce commence par la fin et finit par le commencement, ce qui veut dire que fin et commencement se rejoignent dans un cercle infernal où rien ne peut vraiment finir et ni sérieusement commencer.
Le temps piétine et régresse, anesthésié par la vodka, assurant, dans la répétition, inexorable, l'éternelle ivresse des damnés où vie et mort se côtoient et s'échangent comme dans une partie de roulette russe.