Le Cinéma de l’inquiétude morale de Tomasz Śpiewak est un récit sur la liberté et l’utopie, à l’heure de nos sociétés contemporaines. Qui n’a jamais rêvé de modeler la réalité selon ses désirs ? De s’évader, de se débarrasser des règles sociales pour découvrir, enfin, de quoi est fait son propre moi ? De retourner à un état sauvage où l’homme et la nature vibrent en une même harmonie ? Et si ce moi que l’on s’évertue à bâtir tout au long de notre vie n’était qu’une fiction à déconstruire, comme on abat un arbre malade à la hache ? L’écriture de Tomasz Spiewak donne à ce Cinéma de l’inquiétude morale la dimension universelle et allégorique d’un conte dramatique.
La pièce est construite autour d’une figure à la fois littéraire et symbolique : le personnage de Thoreau emprunté au roman Walden ou la Vie dans les bois d’Henry David Thoreau. Véritable alter ego de l’écrivain, c’est un homme solitaire, amoureux de la nature, un utopiste. Tout au long de la pièce, Thoreau rencontre trois générations de personnages et partage avec eux son expérience d’une vie solitaire dans la forêt. Ces dialogues, souvent manqués et inachevés, éclairent de façon nouvelle les inquiétudes et problèmes qui préoccupent chacun des personnages. À la main, Thoreau tient une hache, comme s’il s’apprêtait à chaque instant à détruire ce monde qu’il observe ou à bâtir l’utopie rêvée. Clef de voûte de la pièce, ce personnage de Thoreau permet au spectateur de traverser trois âges de la vie pour en saisir les effets de résonance avec leur propre existence.
La vingtaine d’abord, avec Ben, Elizabeth et Marge. On sait peu de choses d’eux à part que leurs prénoms sont empruntés au film préféré d’Elizabeth, Raison et Sentiments. Un masque romantique, pour garantir leur anonymat. Les filles, Elizabeth et Marge forment un couple, Ben est leur colocataire. Ils ont un chien et se partagent des tâches pour s’occuper de lui. Ils forment une micro-société et tentent de traverser les jours de la semaine de façon à pouvoir éprouver quelque chose de fort et de vivre toujours quelque chose de nouveau. Ils cherchent un sens à donner à leur existence mais n’en trouveront pas.
La trentaine ensuite, avec le couple Filip et Irena inspiré des personnages du film de Krzysztof Kieslowski Amateur, dont ils reconstruisent des fragments, brouillant pour le spectateur la frontière entre fiction et réalité. Filip est un employé dans une entreprise, sa femme Irena attend un enfant. Un jour, Filip achète une caméra pour enregistrer les premières années de la vie de leur fille. Très vite, ces enregistrements amateurs de « tout ce qu’elle mange » deviennent une véritable passion pour Filip et influent d’une façon négative sur la relation avec sa femme. Un mariage heureux commence à se disloquer. Irena se sent rejetée par son mari qui passe de plus en plus de temps à tourner son film documentaire. Filip commence à comprendre qu’il est face à un choix : s’accomplir en tant que réalisateur ou retrouver la paix familiale. Plonger dans la fiction, au risque de détruire la réalité.
Arrive alors la quarantaine, avec Maryla, Benek et Zenek. Ils sont frères et sœurs et partagent un même métier, celui d’acteur. Mais seule Maryla a du succès. C’est une actrice célèbre, engagée pour une lecture publique des textes d’Olga Tokarczuk qui a remporté le prix Nobel de littérature. Elle est très sollicitée par des réalisateurs de cinéma et croule sous les propositions. Très prise par son métier elle a peu de temps pour répondre au déluge d’appels téléphoniques de ses deux frères. Zenek est au sommet de sa carrière et commence à questionner le sens de son métier et revient vers ses racines (l’enfance à la campagne) cherchant le sens et les motivations pour pouvoir avancer dans sa vie professionnelle. Benek quant à lui ne joue plus qu’à la radio, mais sa voix commence à lui faire défaut. Il a peur de la perdre et de rester muet. Maryla délègue la gestion des terres héritées suite aux décès de leurs parents à ses frères, n’ayant pas le temps elle-même. Alors que les deux frères se rencontrent pour décider des mesures à prendre, Maryla arrive avec une nouvelle terrible : la tombe de leurs parents a été détruite car personne n’a payé la redevance. Cette tragique et triste erreur les rapproche de nouveau.
Le lecteur/spectateur plonge ainsi dans l’intimité de vies qui ne se croiseront jamais mais se ressemblent sur l’essentiel : une inquiétude existentielle. Chaque personnage existe, doute, désire, sans que jamais les destins ne se rejoignent — il n’y aura pas de résolution, pas de deus ex machina, seulement des questions laissées sans réponse. La fiction dramatique emprunte à la réalité son absence de finalité, son absurdité apparente. C’est à cette inquiétude essentielle de toute existence humaine que la pièce de Tomasz Śpiewak donne corps, sans jamais prétendre l’expliquer mais en la montrant au travers de ces personnages qui n’ont pour destinée que leur effrayante liberté, dans un monde hanté par le spectre du désastre écologique et des idéalismes brisés.
En tant que lectrice et traductrice, j’ai tout de suite été saisie par la sonorité, la couleur atypique de l’écriture de la pièce, si différente de la dramaturgie polonaise actuelle et avec des accents anglo-saxons. C’est cette sonorité latente qui m’a sincèrement séduite. L’écriture est d’une maturité certaine et témoigne d’une grande maîtrise dramaturgique, l’auteur ayant su dépasser les cadres que l’écriture dramatique polonaise impose naturellement, et cela sans chercher à copier tel ou tel écrivain d’Outre-Manche. Ce texte, de par son écriture et le sujet qu’il aborde, peut être lu et compris partout dans le monde. L’universalité — chose rare et précieuse —, voilà le mot qui m’a occupé l’esprit tout au long de ma première lecture. C’est bien cela qui m’a décidée à traduire la pièce de Tomasz Śpiewak. L’auteur dresse ici avec une immense simplicité et justesse un tableau effroyablement juste de la société contemporaine.