Love, Love, Love raconte l’évolution d’une famille de la fin des années 60 à nos jours.
Dans l’acte I, nous sommes en 1967, l’Angleterre découvre les Beatles et Kenneth a le coup de foudre pour Sandra, la petite amie de son frère Henry. Portés par la vague de liberté et de révolte qui souffle sur la jeunesse des années 70, Kenneth et Sandra décident de partir vivre l’aventure.
Acte II, nous sommes en 1990, les Stone Roses ont remplacé les Beatles. Kenneth et Sandra ont la quarantaine, deux enfants, une maison dans la banlieue de Londres, une vie rythmée par le travail et les affaires du quotidien et… des amants. Au cours de la soirée d’anniversaire des seize ans de leur fille Rose, qui tourne en règlements de compte, Sandra annonce son intention de divorcer.
Acte III, les enfants ont grandi. Les parents ont refait leur vie, ils profitent de leurs retraites et de leurs grandes maisons. Mais Rose et son frère Jamie peinent à trouver leur voie. Jamie vit toujours chez son père. Rose n’a pas d’homme dans sa vie, pas d’enfants, pas de travail fixe. Elle décide de réunir la famille. Et si tout était de la faute de ses parents ? Si le mouvement Peace and Love et son lot de slogans libertaires n’étaient que les élans égoïstes d’une génération qui n’a fait que favoriser l’ultra-capitalisme et ses valeurs désastreuses pour la génération d’après ?
En suivant l’histoire d’une famille sur trois époques – des années 70 à nos jours – Mike Bartlett nous offre une vision caustique de la société et de l’évolution de la cellule familiale sur trente ans. Dans l’acte I, Kenneth et Sandra sont tous deux étudiants à Oxford, ils fument de l’herbe, écoutent les Cream, dorment dans des parcs et vivent au jour le jour, sans se soucier du lendemain. Un vent de folie et de contestation souffle sur l’Angleterre. C’est l’époque des mini-jupes, du rock’n’roll et du swinging London. C’est aussi l’année où les Beatles chantent All you need is love dans l’émission Our World, la première émission en mondovision de l'histoire – diffusée en direct par satellite dans le monde entier – le 25 juin 1967, devant 400 à 700 millions de téléspectateurs. L’année de tous les possibles. Par opposition, Henry, le frère de Kenneth, n’est pas un intellectuel. C’est le manuel de la famille, il ne fume pas, écoute du classique. En choisissant de s’envoler avec Kenneth, Sandra dit adieu au vieux monde.
Mais vingt ans plus tard, lorsqu’on retrouve le couple dans la banlieue de Reading, avec leurs deux enfants, le tableau s’est obscurci. Les possibilités se sont réduites. Ils vivent en banlieue, travaillent dur, voient peu leurs enfants. Sandra oublie les dates de concert de violon de sa fille Rose. Kenneth pense qu’elle a quinze ans quand elle en seize. Tout part à vau-l’eau. Le couple se trompe, divorce, la fille se taille les veines. Une histoire familiale tragiquement classique.
C’est à l’acte III qu’ont lieu les véritables confrontations entre générations. Tout part de Rose. Elle a trente-sept ans, pas d’amoureux, pas d’enfants, elle n’a pas réussi à être violoniste professionnelle, elle vit en colocation, alterne jobs en Intérim et petits concerts. Tous ses amis vivent dans des appartements minuscules, avec trois moins que leurs parents au même âge. C’est le constat amer de toute une génération qui parle à travers elle. Elle veut que ses parents lui achètent une maison. Mais Kenneth et Sandra qui ont travaillé dur pendant trente ans, qui sont devenus propriétaires à la sueur de leur front, sans demander d’aide à leurs parents, qui aujourd’hui profitent de leurs retraites bien méritées, n’entendent pas se faire reprocher quoi que ce soit par leurs enfants issus d’une génération paresseuse et en manque d’idéaux. Leur réussite, ils ne la doivent qu’à eux-mêmes. Ils ne passaient pas leur temps devant Internet à attendre que les choses se passent, ils se sont révoltés, ils ont bousculé les codes, les femmes se sont battues pour leur liberté.
C’est là toute la question – parmi tant d’autres ! – que pose Love Love Love : les problèmes fondamentaux que rencontre la génération d’aujourd’hui – pollution, chômage, précarité affective et financière, incapacité d’accéder à la propriété, etc. – sont-ils dus aux égarements des générations précédentes ? Car ce que dit Rose, c’est que les « soixante-huitards » ont contribué à l’expansion du néo-libéralisme après avoir prôné l’action collective et le Flower Power à tout bout de champ. Elle leur reproche un immense égoïsme qui se reflète aujourd’hui dans leur manière de mener leur vie. Après avoir négligé leur vie familiale et leurs rôles de parents, ils profitent de leurs retraites – à laquelle leurs enfants n’auront jamais droit – et refusent d’aider leurs enfants outre mesure. C’est le cri d’une génération perdue. Jamie ne travaille pas vraiment, il vit chez son père. Rose a suivi les conseils de sa mère : elle n’a pas fait de concessions, elle a privilégié sa carrière, a attendu le bon moment pour faire des enfants, elle a taché de vivre de sa passion, mais tout cela… pour quoi ? Qu’a-t-elle construit ? Et qu’est-ce qui l’attend ? L’avenir ne semble guère plus radieux.
Humour, cynisme, comédie ou tragédie ? Mike Bartlett brouille les pistes et s’en amuse. Il se joue des codes théâtraux, en proposant un décor naturaliste et une narration classique. On rit jaune, mais on est aussi ému par le parcours de chacun des membres de cette famille qui nous ressemble, car chaque génération peut se reconnaître à travers les personnages. Ainsi, certains y voient un happy-end, d’autres une fin noire. C’est avant tout une pièce politique, sociétale, menée d’une main de maître, servie par une écriture ciselée, des dialogues fins et drôles et un sens de la narration et du rythme parfaitement maîtrisé.