Ecrite en 2001 et représentée à Barcelone en 2005, Massacre (dont le titre original est Occisió) met en scène deux femmes, D et H, qui se voient contraintes de cohabiter dans un hôtel coupé du monde pendant une semaine. D est la propriétaire de cet établissement perdu dans les montages, à plusieurs kilomètres du premier village habité. Par manque d’affluence, l’hôtel est sur le point de fermer définitivement ses portes. H est la dernière cliente. Elle a réservé une chambre pour la semaine et compte bien y rester. D a beau insisté pour qu’elle quitte les lieux, H s’y refuse comme s’il en allait d’une nécessité presque existentielle.
Ces deux femmes, que tout oppose, sont à une étape cruciale de leur vie : l’une hésite à vendre l’affaire familiale pour se construire un avenir ailleurs et l’autre doit apprendre à faire face à la solitude après son divorce. Chaque soir, tel un rituel, elles se retrouvent dans le salon de l’hôtel pour échanger sur leur quotidien, mais ce dialogue a priori ordinaire laisse peu à peu entrevoir le trouble qui les habite. Comme souvent dans le théâtre de Lluïsa Cunillé, ces deux vies semblent hésiter entre l’inertie et l’action. C’est ainsi que l’auteure développe une théâtralité de la variation et du suspens rendant visible un réel en marge de cette tyrannie de la vitesse qui caractérise notre époque. Comme le souligne Paul Virilio, « la vitesse réduit le monde à rien » car elle interdit la possibilité de le penser. La force du théâtre de Lluïsa Cunillé réside précisément dans sa capacité à envisager le temps humain en résistance à cette nouvelle irréalité de l’accélération perpétuelle. Ainsi, à mesure que l’action progresse, le quotidien se charge en étrangeté et, comme dans un film de David Lynch, on glisse subrepticement dans un thriller où rien n’est ce qu’il paraît être.
L’arrivée imprévue de A, automobiliste qui se dit victime d’un accident au beau milieu de la nuit, fait voler en éclat l’équilibre précaire du huis clos. La passivité apparente laisse place à l’effroi lorsque D abat A d’un coup de fusil. Si les deux femmes quittent alors l’inertie de leur existence à la faveur de cet événement tragique, tout reste en suspens : elles reprennent le cours de leur vie mais elles sont désormais habitées par une conscience du temps, indissociable de l’expérience de la malemort, qui les incite à vivre autrement.
Le théâtre de Lluïsa Cunillé fonctionne comme un microcosme arrimé au concret, où les actions les plus anodines ne constituent pas à proprement parler un ensemble de signes désignatifs mais un régime d’indices. Le décor sobre d’un salon d’hôtel – où la nourriture et le café viennent peu à peu à manquer – contribue à créer un sentiment d’enfermement et de stagnation de telle manière que cet espace prend rapidement les allures d’une salle d’attente, métaphore parfaite de la situation existentielle dans laquelle se trouvent chacun des personnages. Lluïsa Cunillé élabore ainsi un univers théâtral à partir d’éléments simples et anodins (une tasse de café, un pneu crevé, un accident de voiture) et c’est précisément dans la variation que l’écriture opère autour de ces éléments que se construit sa théâtralité. Tel un négatif photographique, celle-ci explore un invisible qui ne peut être vu qu’à travers ce visible concret. C’est donc en dernier instance au spectateur que revient la tâche de mettre en corrélation les indices pour explorer les tenants et les aboutissants d’une action théâtrale qui agit sur le monde par sa capacité à défaire toute image consensuelle de la réalité.
Dans Massacre prédomine une atmosphère d’une inquiétante étrangeté qui désoriente sans cesse l’interprétation et amplifie, grâce à un subtil jeu de variations, un climat changeant qui dérive peu à peu vers une situation de rupture, marquée par le meurtre de A. Qui est cet étrange automobiliste ? Quelles sont les raisons de son assassinat ? Quels rapports entretient-il avec les deux femmes ? Comme dans le théâtre d’Harold Pinter, la banalité du discours devient l’espace privilégié de stratégies de domination physique, psychologique et sexuelle entre les personnages. Malgré la distance qui les sépare, ceux-ci ne cessent de vouloir communiquer, mais la volonté de quitter l’enfermement dans lequel ils se trouvent est contrebalancé par un instinct de protection : D et H sentent que leur intimité est menacée par la présence de l’autre. Il en va de même avec l’irruption inquiétante de l’automobiliste dans le salon de l’hôtel en pleine nuit. En ce sens, les personnages utilisent le langage tantôt pour dominer, tantôt pour se protéger du désir de domination d’autrui. Ce que met en scène cette pièce, c’est précisément l’expérience que les personnages font du langage pour parvenir à leurs fins. Mais derrière celles-ci se cachent en vérité d’autres fins dont ils n’ont pas conscience et qu’ils découvriront à travers ce jeu de domination.
On le voit, l’idée de communication est mise à mal dans un univers où le dit et le non-dit, l’exprimé et le refoulé s’entrechoquent sans pouvoir être démêlés. Ce n’est pas tant le langage de la vérité qui intéresse Lluïsa Cunillé que la vérité du langage : écrire en ayant à l’esprit que les mots ne disent pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils ont l’air de dire. Pour elle, le silence est un complément indispensable de l’écrit qui fait du bruit. Massacre en est le meilleur exemple : si la pièce fonctionne comme une variation du théâtre de la menace (univers clos, intrusion de l’extérieur, jeux de domination, etc.), elle nous plonge dans cet en-deçà du langage et nous invite à chercher du sens sous le sens apparent.