Trois femmes, trois générations, trois façons de vivre dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Lin, la grand-mère, a survécu aux camps et était une communiste convaincue du temps de la RDA. Clara, la mère, a occulté toute forme d’identité juive dans sa vie quotidienne et rejette cet héritage trop lourd à porter. Rachel, la petite-fille, est en quête de son identité sexuelle et se retrouve par la même occasion confrontée à ses racines familiales.
Le titre de la pièce Muttersprache Mameloschn constitue en soi une tautologie : « Mameloschn » signifie « langue maternelle » en yiddish, comme « Muttersprache » en allemand. Le rapport à la langue maternelle et la construction de soi à travers l’étendue des possibilités d’un monde interculturel sont des thèmes qui traversent toutes les pièces de Marianna Salzmann. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que l’autrice a d’abord grandi en Russie, dans une famille juive, avant d’arriver en Allemagne à l’âge de dix ans où elle a commencé à apprendre la langue allemande dans laquelle elle s’exprime aujourd’hui à travers l’écriture théâtrale. Elle évoque, à travers le parcours de Rachel, la voix d’une génération post-holocauste, d’une « troisième génération », laïque mais attirée par le judaïsme culturel.
Le personnage de Lin s’inspire directement de Lin Jaldati (1912-1988), chanteuse et danseuse, juive et communiste, qui fut une figure singulière de RDA. Dans les années 1950, elle devint l’une des principales interprètes des chansons yiddish en Allemagne de l’Est, un répertoire qu’elle élargit au folklore et aux chants révolutionnaires, qui lui valut plusieurs prix nationaux
Avec de l’humour, et de la colère en même temps, la pièce décrit les relations entre trois générations de femmes d’une même famille, avant et après le départ de la plus jeune, Rachel, qui choisit de continuer ses études à New York. La présence masculine qui manque dans cette constellation familiale est celle de Davie, le frère jumeau de Rachel, dont on comprend en filigrane qu’il a quitté le foyer familial depuis longtemps pour rejoindre un kibboutz. Davie, ce frère absent est un « point aveugle » dans les dialogues du quotidien, une part de soi que l’on n’arrive pas à accepter ou à comprendre.
Les questions d’identité et de construction de soi sont explorées à travers un patchwork de scènes courtes, un ensemble de fragments non chronologiques. Les sauts temporels, entrecoupés par des entretiens de Lin avec un journaliste ou des lettres que Rachel écrit de New-York à son frère, apportent une dynamique singulière au texte : celle des bribes de souvenirs qui remontent en désordre. Ce montage permet de renouveler une forme d’écriture autour de problématiques souvent explorées par le théâtre contemporain, comme l’incommunicabilité ou la cellule familiale dysfonctionnelle, tout en multipliant les perspectives.
Les textes de Marianna Salzmann sont actuellement présentés sur les grandes scènes allemandes et suscitent beaucoup d’attention. Sa nouvelle position d’artiste associée au théâtre Maxim Gorki apporte de la visibilité à une nouvelle génération d’auteurs et d’artistes autour de l’idée de « théâtre post-migratoire » (ou « postmigrantisches Theater »), interrogeant les formes admises d’intégration dans la société allemande et européenne et la possibilité d’une l’identité multiculturelle. Cette nouvelle dynamique dans le paysage théâtral germanophone a d’abord été impulsée par Shermin Langhoff au Ballhaus Naunynstraße, un théâtre off situé au centre de Kreuzberg, et se développe désormais au Gorki grâce à la nouvelle co-intendance artistique de Shermin Langhoff et Jen Hillje. Elle met en valeur des histoires et des expériences sociales singulières, et ouvre un nouveau champ d’expérimentation au sein du théâtre de langue allemande, avec une pertinence à la fois esthétique, sociale et politique.