En une trentaine de scènes, la pièce Pays Patrie Matrie esquisse du point de vue d’Alter Ego, le double dramaturge de l’auteur, l’histoire sur quatre générations d’une famille d’intellectuels et d’artistes germano-turque entre l’Allemagne et la Turquie. L’œuvre, faite d’incessants va-et-vient entre les temps et les lieux, forme un ensemble mouvant où surgissent et reviennent, lancinants, certains thèmes douloureux : la violence familiale et sa transmission, la permanence des préjugés et leurs effets pervers, la double-identité et ses obstacles internes et externes, les ambivalences du langage et du bilinguisme.
La structure souple et ouverte de Pays Patrie Matrie – de nombreux épisodes liés les uns aux autres selon des logiques multiples (chronologie, causalité, association d’idées, proximité thématique) – fait émerger une histoire en pointillés, à la croisée de la réalité, de la fiction et du souvenir. Cette organisation singulière est tout sauf fortuite et rend à merveille le mouvement versatile des problématiques et des affects qui, au fil des générations, muent et tourmentent les personnages. Il est néanmoins possible, dans un geste analytique forcément imparfait, d’arracher les évènements à leur succession heurtée pour proposer un résumé approximatif de l’histoire de la famille d’Alter Ego.
On peut alors distinguer quatre grandes époques : la première, évoquée en quelques brefs épisodes, est celle de la Première Guerre mondiale qui, en Turquie et en Allemagne, toucha les deux branches de la famille. La seconde, racontée autant par des documents bien réels que par des dialogues reconstruits par Alter Ego à partir de récits épars, commence dans les années 1950 et s’étire jusqu’à la fin des années 70. Elle correspond à la période « allemande » du grand-père paternel turc (Grand-père (l’auteur)) qui se rend en Allemagne pour sa thèse, y rencontre sa future épouse allemande (Grand-mère (Breslau)), se voit rejetée par sa belle-mère et finit par s’en retourner seul en Turquie. Dans l’intervalle vient au monde son fils (Père) qui, élevé principalement par sa mère en Allemagne, vivra un an à Istanbul chez son père en 1978. La troisième couche temporelle, qui recoupe en partie la seconde, s’ouvre au début des années 70, quand le grand-père maternel part travailler en Allemagne, et court jusqu’au milieu des années 80. Elle voit entre autres l’émigration en ordre dispersé de la famille maternelle vers l’Allemagne et le retour progressif d’une partie de ses membres en Turquie, le putsch militaire de 1980. Enfin, un dernier temps du récit, qu’on pourrait nommer « post-migratoire », couvre l’existence d’Alter Ego jusqu’en 2019, année où il achève l’écriture de sa pièce. Elle comprend la naissance de son frère, un épisode de la carrière artistique contrariée de sa mère (Mutter), le prix de littérature du grand-père paternel.
Pays Patrie Matrie reprend, de manière originale, un thème désormais familier à la littérature germanophone, l’immigration turque en Allemagne. Les clichés attachés à ce phénomène majeur de l’histoire contemporaine des deux pays s’y voient impitoyablement mis à bas. L’immigration ou, selon le point de vue adopté, l’émigration, n’est pas ici nécessairement contrainte et résignée, elle est protéiforme et même parfois choisie, désirée. Elle s’incarne dans des personnages au profil souvent intellectuel, curieux de l’Allemagne et de sa richesse culturelle. Les tensions qui traversent la pièce, minent les personnages et grèvent les rapports qu’ils entretiennent, ne résultent donc pas d’un quelconque écart social et culturel, de cette dissymétrie si fréquemment invoquée entre une Allemagne cultivée et développée en manque de petites mains pour ses usines et une Turquie à la traîne, soulagée de se délester de ses prolétaires désœuvrés. C’est même l’inverse qu’on observe dans la pièce : aux Turcs, l’Art et l’ouverture au monde, aux Allemands la petitesse d’esprit et les pensées étriquées.
Cette subversion des clichés constitue l’une des grandes forces de la pièce. C’est elle qui permet de révéler dans toute sa brutalité le mécanisme arbitraire et insatiable de la discrimination et du rejet. L’intolérance aime en effet à se parer de prétendues raisons, à se trouver des excuses pour masquer sa violence foncière : si les étrangers et leurs descendants sont jugés intolérables, c’est qu’ils s’entêteraient à rester autres et refuseraient la culture du « pays d’accueil ». Mais, nous assure-t-on, quand les réfractaires auront entendu raison et fait la preuve de cette nécessaire et insaisissable « volonté d’intégration », alors ils seront enfin acceptés. Or, rien de tel ne se produit dans Pays Patrie Matrie. Ses personnages peuvent se sacrifier autant qu’ils le veulent à la littérature germanophone et à son rayonnement, châtier à l’excès leur allemand, montrer de mille et une manières leur bonne volonté, rien n’y fait, la haine et les préjugés restent tenaces, refont encore et toujours surface pour empoisonner la vie de leurs victimes, envahir leurs pensées. Dès lors, la double-appartenance devient un horizon inaccessible, se dérobant sans cesse à celui qui s’épuise à force de vouloir l’atteindre, celui qui n’est toujours déjà qu’un immigré et, jusqu’au bout, le restera.
Prix du public aux Theatertage de Mannheim 2022.