RETABLE DE L’AMOUR
Alors que nous terminons la traduction de « Protection » d’Anja Hilling, nous nous posons la question de savoir comment parler de cette pièce qui sait bien garder ses secrets, peut-être encore plus que dans d’autres pièces de notre auteur favorite... Ceci vient-il de la forme ramassée de ce texte qui impose à l’auteur une densité particulière ? Et d’ailleurs ne devrait-on pas écrire « ces textes », puisqu’à vrai dire il s’agit de trois pièces apparemment indépendantes ?
Ce qui nous vient immédiatement à l’esprit c’est qu’elles forment (comme chez Pouchkine) trois « petites tragédies ». Mais « petites » ne veut dire ni courtes ni mineures. « Petites » implique ici des tragédies à deux personnages. Chacune d’entre-elles dure entre trente et trente-cinq minutes. J’aurais presque envie de dire qu’il s’agit de duos tragiques et même de « pas de deux », tant le mouvement intérieur des êtres en jeu ici a besoin d’un mouvement extérieur qui dépasse le mouvement habituel d’un spectacle de théâtre. Il se passe tellement de choses entre les mots des protagonistes…
Point de situations dans ces textes, mais chaque fois deux situations « intérieures » qui évoluent ou pas, selon les mouvements de l’action, l’une avec l’autre. Mais dans tous les cas, deux situations intérieures observées du dedans, écoutées du dedans, auscultées pourrait-on dire.
Nous ne nous aventurerons pas pour autant à parler de monologues intérieurs, puisque le discours de chaque être se mêle au dialogue avec l’autre, et même souvent avec celui d’un troisième personnage absent.
Impossible de parler aussi de « conflit » ou de « confrontation » ! Aucune trace de ceci dans la manière d’Anja Hilling d’envisager la tragédie. Ce sont des rencontres d’êtres inadéquats et qui pourtant seraient indispensables à la survie des deux êtres qui sont chaque fois mis face à face.
Venons-en donc à la définition de ces « personnages » ou de ces « âmes ». D’abord un homme et une femme, Lucy et Ross, qu’on pourrait définir comme des SDF. Il la cherche, elle le fuit. Elle est malade, il veut protéger les derniers jours de sa vie. Ensuite, Marc et Marco se retrouvent après des années dans un club homo. Marc cherche à masquer un handicap, Marco aimerait renouer une relation, Marc ne veut pas révéler son secret, ils se ratent. Enfin le hasard fait se rencontrer Leon et Nazife. Le hasard d’un coup de foudre se transforme en violence et s’ensuit probablement le meurtre de Nazife.
Hasard, recherche, fuite, violence et meurtre dessinent ici une étonnante carte du tendre, une recherche impérieuse de l’amour et de la protection, de laquelle chacun sort vivant ou mort, mais de toute façon perdant. Si cela était du théâtre « psychologique », on n’irait pas au bout de la lecture de « Protection », mais il s’agit d’un théâtre funambulesque dans lequel la moindre parole se fait poésie et appelle le geste adéquat, comme « entre chien et loup » à l’heure où l’on ne distingue plus très bien à qui l’on a affaire, à l’heure où la voix prend une importance essentielle dans la recherche de reconnaissance de l’autre, ou de la crainte et de la fuite de l’autre.
L’ensemble de ce théâtre étrange forme un curieux « collier » et finit par raconter tout autre chose que des histoires intimes. Ces trois textes finissent par représenter un tableau en forme de triptyque de « l’amour aujourd’hui dans la grande ville ». Anja Hilling laisse entendre dans ses didascalies qu’il s’agit de Berlin, mais cela pourrait être Paris ou Londres, ou n’importe quelle ville de l’Europe contemporaine dans lesquelles nos solitudes se referment sur elles-mêmes.
Ces quelques idées et considérations étaient présentes à notre esprit alors que nous commencions les premiers essais de traduction. Etant donné la charge poétique particulière des trois pièces et du titre, mais aussi la concentration essentielle des mots, il nous a paru utile de coucher ces impressions sur le papier pour nous aider à en sonder le mystère.
Silvia Berutti-Ronelt
Jean-Claude Berutti