Ridicules ténèbres

de Wolfram Lotz

Traduit de l'allemand par Pascal Paul-Harang

Avec le soutien de la MAV

Écriture

  • Pays d'origine : Allemagne
  • Titre original : Lächerliche Finsternis
  • Date d'écriture : 2014
  • Date de traduction : 2015

La pièce

  • Genre : Récit picaresque de propos poétique, comique et politique, librement inspiré du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres et du film Apocalypse now de Francis Ford Coppola
  • Décors : possibilité de décor unique, voire de scène nue
  • Nombre de personnages :
    • 9 au total
    • 9 homme(s)
    • Si la pièce comporte neuf rôles distincts (rôles avec texte), il est possible de confier plusieurs rôles à un même comédien. Ainsi, la production de la création a été interprétée par quatre acteurs.
  • Durée approximative : 90 à 120 mn
  • Création :
    • Période : 2014
    • Lieu : Akademietheater de Vienne, Thalia Theater de Hambourg et Deutsches Theater de Berlin
  • Domaine : protégé

Édition

Cette traduction n'est pas éditée mais vous pouvez la commander à la MAV

Résumé

Voilà une pièce nouvelle qui se retrouve à l’affiche de six théâtres, et pas des moindres : l’Akademietheater de Vienne, le Thalia Theater de Hambourg, le Deutsches Theater de Berlin, et puis Wiesbaden, Essen et Lucerne ! C’est que le jeune dramaturge Wolfram Lotz (33 ans) a réussi avec ses Ridicules ténèbres une œuvre de théâtre originale et insolente, tendre et désopilante, poétique et politique, qui mobilise la plupart des ressources fictionnelles et figuratives de l’art théâtral.

Cette « pièce de guerre » s’inspire du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres et de son avatar cinématographique, Apocalypse now de Francis Ford Coppola. À l’instar de Shakespeare qui localisait la Bohème au bord de la mer, Lotz soumet la géographie aux puissances de la poésie : l’Afghanistan, l’Afrique et l’ex-Yougoslavie ne forment plus qu’une même et unique zone de crise. Ou plutôt une même zone fantasmatique. Et c’est dans cette insondable jungle que vont se rendre ridicules ceux-là mêmes qui croient ou prétendent se rendre utiles à l’humanité : les Européens.

Les Ridicules ténèbres de Wolfram Lotz nous racontent la folie de notre univers mondialisé qui s’échine toujours à délocaliser l’horreur, à l’exporter là où plus personne ne la voit : dans les ténèbres, dans la nature sauvage, aux confins de l’Hindou-Kouch. Ce qui était le Congo chez Conrad et le Vietnam chez Coppola est chez Lotz l’Afghanistan. Et l’auteur de déployer cette zone de crise comme le grand écran sur lequel nous venons projeter notre incompréhension, nos préjugés et nos clichés.

La pièce s’ouvre sur un prologue. Devant le tribunal de grande instance de Hambourg, Ultimo, un pirate somalien, réclame à ses juges d’être compréhensifs pour les raisons qui l’ont poussé à attaquer un cargo. Il déplore la perte de son ami Tofdaou, compagnon d’enfance, compagnons de misère et d’aventure, dans l’abordage du cargo. Dès le début, le ton particulier de la pièce est donné : nous sommes entre le comique et le tragique, entre le sentimental et le politique.

Puis, la partie principale de la pièce nous embringue dans le parcours quasi-picaresque en 26 tableaux de deux sous-officiers de la Bundeswehr, envoyés en mission au cœur de l’Afghanistan : l’adjudant-chef Pelletier, un vieux briscard, cynique et aigri, qui jouit de la puissance que lui confère sa position de narrateur de l’histoire et le caporal Stéphane Dorche, un type débonnaire et crédule, originaire de la province est-allemande. À bord de leur canot de patrouille, ils s’enfoncent dans les forêts humides. Leur mission : rechercher et liquider un lieutenant-colonel qui, après avoir descendu deux de ses camarades dans un coup de folie, est devenu incontrôlable.

Leur voyage les amène de plus en plus profondément dans un monde foisonnant et touffu dans lequel l’histoire coloniale et les réalités néocoloniales sont étroitement intriquées. À mesure qu’ils s’enfoncent dans les contrées sauvages et dans l’obscurité, ils s’éloignent de la soi-disant civilisation.

Ils rencontrent ainsi, outre des autochtones qu’ils semblent croiser comme des ombres, une série de personnages. Lodetti, un officier de la mission italienne en Afghanistan que rien ne fait davantage sortir de ses gonds que l’incapacité des autochtones à uriner assis ; il évoque avec nostalgie ses premiers émois sexuels, petit enfant. Un négociant serbe qui raconte la mort tragique de sa famille pendant les bombardements de l’OTAN ; il se croit responsable de leur mort, parce que leur maison a pris feu par le store luxueux qu’il avait installé pour la frime. Un missionnaire (américain ?) qui voudrait trouver des raisons théologiques ou politique contre l’islam, mais le déteste avant tout parce qu’il voile les corps et dérobe à sa vue la peau nue et les formes des autochtones. Un perroquet, seul être privé de sentiments et donc de sentimentalité et qui renvoie une image brutale et fantastique des horreurs de la guerre. Le lieutenant-colonel Détanger, l’officier renégat ou déserteur, avec lequel s’entame une prodigieuse mise en abyme : Pelletier dégrise le spectateur de sa fascination pour l’aventure qui lui est narrée : « Mais n’empêche que ce n’est jamais qu’un texte et pas ce dont il s’agit en fait. Parce que ce n’est pas ici, l’horreur, ce n’est pas ici que ça se passe, il ne faut pas confondre avec ce qui se passe dans la réalité. Parce que c’est là qu’elle a lieu, l’horreur. »

La mise en abyme devient grandiose lorsqu’à la fin de la pièce, dans une sorte d’épilogue, Tofdaou, l’ami d’Ultimo disparu en mer, réapparaît inopinément et appelle à l’aide du fond des ténèbres. Et le petit pirate somalien de s’exclamer : « mais ce n’est qu’un texte ! » Et il est abattu par l’adjudant-chef Pelletier. Car dans ce récit, il n’y a plus de place pour un étranger. La peur radicale de l’étranger qui étreint les deux soldats en mission les a, pars pro toto, depuis longtemps, décivilisés. La jungle sombre – métaphore de notre monde ?

Le texte de Lotz fait chauffer la machine théâtrale. Si la pièce est désignée comme Hörspiel, il ne faut pas l’entendre nécessairement ni exclusivement comme ce qu’on appelle en français une dramatique radiophonique ou un audiodrame : c’est une œuvre sonore. Toute une série d’effets burlesque ou poétiques sont fixés par les didascalies. Ces effets participent d’un balancement permanent qui caractérise le ton et le style de la pièce : tout est compensé en permanence par son antidote, le comique par le tragique, le poétique par le trivial, le sentimental par le politique – ainsi dans le long monologue du pirate somalien qui ouvre la pièce lorsqu’il décrit le ciel étoilé que produisent les munitions traçantes.

Un fil discursif est maintenu durant toute la pièce par le récit et les commentaires de Pelletier, lequel s’esquive pour laisser place à des dialogues. L’auteur déballe devant nous la réalité néocoloniale en usant adroitement de différents instruments de distanciation, comme lorsqu’il stigmatise le regard ethnographique qui prétend faire œuvre de connaissance en ne nous décrivant que des vérités d’évidence.

Les métaphores et la multiplicité des plans sont comme autant de pelures d’oignon dont se débarrassent des personnages dont nous ne connaîtrons jamais le noyau, à l’instar d’un Peer Gynt. Grotesque et subtile, ironique et pourtant d’une infinie tristesse, la pièce de Lotz se moque de notre incapacité à comprendre réellement l’étranger, l’inconnu. Elle nous montre aussi, dans un même geste, la puissance et l’impuissance du théâtre, sa grandeur et son ridicule. Le théâtre peut parler des injustices induites par la mondialisation, il peut sincèrement s’indigner d’un ordre pourri du monde, il le fait toujours dans la perspective privilégiée, culturelle, bourgeoise du théâtre européen, et ce paradoxe l’empoisse de ridicule. Non, le théâtre n’est pas la guerre, n’est pas la violence, n’est pas l’exploitation, n’est pas l’horreur : il ne peut ontologiquement pas l’être. Il ne peut pas être à la hauteur. Mais si le théâtre n’est pas la réalité, il est aussi le pouvoir de dire, de montrer ce qui distingue le réel de ses représentations, aussi scandaleuses ou critiques se voudraient-elles.

Pour finir, il ne me déplaît pas de faire découvrir au public français un visage inattendu de la dramaturgie allemande. La pièce de Lotz use volontiers du rire comme son titre semble le suggérer. Mais ce rire est l’un des plus précieux qui soit, il est le rire de la lucidité et de la liberté. Bertolt Brecht n’écrivit-il pas un jour : « un théâtre dans lequel on ne rit pas est un théâtre duquel il faut rire » ?