La fable est la suivante :
Le soir de sa première, l’auteur dramatique (Scarpa), rend visite à son critique, (Volodia). Il vient au domicile de ce dernier. Qu’il dérange : Volodia se prépare en effet à écrire la critique du spectacle auquel il vient d’assister (un triomphe). Auteur et critique engagent une conversation à fleurets mouchetés.
L’auteur a dans sa poche le texte de la pièce. Il l’ouvre, obtient du critique qu’il lise l’un des rôles à haute voix avec lui. Auteur/Critique (ici acteurs) et personnages (un jeune boxeur et son entraîneur) se mêlent, jouent des transparences infinies du théâtre.
Scarpa obtient encore de Volodia qu’il écrive, sous ses yeux, ladite critique (à livrer avant minuit, elle doit paraître le matin suivant). Le Critique s’exécute, met un point final à son « papier ». Que l’auteur lit. Il se sent trahi. Le critique déchire sa feuille et propose à l’auteur d’écrire la juste critique de son œuvre – qu’il promet de faire publier.
Leur face-à-face n’est pas un simple découpage de la pensée mais un corps à corps brutal — les mots sont autant de coups. La métaphore pugilistique est largement développée, dans la scène centrale, — on pense à Francis Bacon : combat à mots nus d’un érotisme franc. Scarpa écrit pour le critique Volodia et vit et meurt de son jugement / Volodia ne compose ses critiques que pour féconder l’oeuvre à venir de l’auteur. Lequel tient l’autre sous influence? Qui téléguide qui, qui détruit qui ? Acte vénéneux et vital. Lien amoureux, lien tragique. Le Créateur et son Critique, couple donc, mais pour quelle postérité ? Faut-il que ces deux mâles en arrivent à désirer une même femme - l’une de celles qui courent nues sur les toits et chantent en attendant l’aube ?
In extremis, l’Auteur « expulse » son Critique, le chasse de son métier, de son logis, il le renvoie au réel. Cependant qu’il prend la place et rédige à haute voix une critique en forme d’aveu - presque de manifeste.
Les oeuvres de Mayorga venues jusqu’à nous (traduites en français) seront, cette année, au nombre de dix. Je poursuis mon travail avec fidélité et respect. Quel plaisir d’assister « en direct » à la naissance d’une telle oeuvre !
De Copito à Himmelweg (nous cherchant souvent où nous ne pensions pas le trouver), Mayorga nous a proposé « un théâtre de l’homme et de la pensée », un théâtre miroir. Avec Si supiera cantar… il retourne le miroir et c’est lui-même (auteur) qu’il prend dans son reflet.
La fable est la suivante : l’auteur dramatique, Scarpa, vient demander des comptes à son critique, Volodia. Leur face-à-face n’est pas simple découpage de la pensée mais corps à corps brutal — les mots sont autant de coups. La métaphore pugilistique est largement développée, au coeur de la pièce
— on pense à Francis Bacon : combat à mots nus d’un érotisme franc. Scarpa écrit pour le critique Volodia, il vit ou meurt de son jugement, et Volodia compose ses critiques pour féconder l’oeuvre à venir de l’auteur. Lequel met sous influence l’autre ? Qui téléguide qui, qui détruit qui ? Acte vénéneux et vital. Lien amoureux, lien tragique.
La phrase est stratifiée, lourde de références renvoyant au reste de l’oeuvre — c’est pour cela qu’il faut tout traduire ! La pensée est insistante. Et d’oeuvre en oeuvre, Mayorga insiste : « Le théâtre n’a rien changé jamais, ni le monde, ni les êtres », éprouve-t-il le besoin de faire dire à son protagoniste … Contre discours ! Exorcisme ! Mayorga, j’en suis intimement persuadé, désire tout le contraire, il plaide pour une thérapie proprement dramatique, fécondant un public éclairé, avec pour terre promise, la liberté de pensée et la Paix perpétuelle. Il croit à la grandeur du jugement intime (le « sapere aude » de Kant), il est en cela le « non fanatique »… À moins qu’il ne soit un fanatique des plus têtus de l’exercice d’une philosophie vécue par la scène. Mayorga croit, à la fonction politique et morale de l’acte théâtral.
Le Créateur et son Critique, donc, mais pour quelle postérité ? Faut-il qu’ils en arrivent, ces deux mâles, à faire l’amour à une même femme ? L’une de celles qui courent nues sur les toits et chantent en attendant l’aube pour échapper à l’homme ? Image entrevue dans d’autres pièces (Les Insomniaques). Comme tous les grands, Mayorga est un obsessionnel. Il ressasse, enrichit la métaphore, ne cesse de revenir aux mêmes blessures, d’elles il ne dira rien en clair, jamais.
In extremis, d’une pirouette audacieuse, l’Auteur « expulse » le Critique, le chasse de son métier, de son logis, le renvoie au réel (celui du désir) cependant qu’il prend la place et rédige sa propre critique.
L’auteur personnage, qui de son propre aveu a toujours « refusé quelque maître que ce soit », devient autosuffisant.
Ces quelques mots (rien d’une analyse) pour parler du travail qui s’annonce et dire l’urgence qu’il y a à placer ce Si supiera cantar en miroir des autres oeuvres de l’auteur - nous aurons désormais la silhouette de Scarpa campée au centre de son oeuvre. Bien entendu, le Commandant de Himmelweg, organisant l’horreur, est auteur-directeur-acteur ; le juge Montero d’Hamelin est l’organisateur de la fiction où il se noie, et Copito, le singe albinos, tend le miroir aux visiteurs du zoo, inversant déjà le regard…
L’auteur est fortement présent, partout. Mais il est ici nommé, en son métier, sa fonction politique. Il est l’Auteur qui ose demander des comptes à son analyste (lapsus !)… son critique.[1]. Le secret désir de Juan Mayorga serait-t-il d’avoir à ses côtés un analyste attentif de son oeuvre en train de se faire ?
Traduire exige une analyse complexe, à de multiples niveaux. À la place que j’occupe, je tente de traduire au plus près du secret. Un analyste, ça se tait.