Un homme du futur — l’homme du dehors — s’adresse au public : l’histoire qui va se dérouler sera le récit de sa pérégrination vers le théâtre national de la lointaine capitale. Il doit y amener une boîte dont lui-même ne connaît pas le contenu mais déjà, autour de lui, les esprits s’agitent et les murs tremblent…
Alors que son voyage l’entraîne sur les traces de l’histoire de sa famille, il rencontre personnages et figures surnaturelles hantés par leurs vies passées et condamnés - parfois au sens juridique du terme - à oublier leurs propres histoires pour survivre. Se succèdent une dizaine de scènes entre réalisme magique et anticipation dans un monde où le danger semble omniprésent et le spectre totalitaire sculpte les destinées humaines.
Parfois sombre, mais non dénuée d’humour et de dérision, cette « brève histoire du futur » compose un récit polyphonique de souvenirs apparus « en un éclair à l’instant du danger » (W. Benjamin).
Si les évènements de la place Tian’amen à Pékin le 4 juin 1989 tiennent lieu de hors champ historique, Une brève histoire du futur s’intéresse moins à reconstituer les faits qu’à exhumer les « restes mémoriels » laissés sur le bord du chemin par les tragédies d’hier et de demain, d’ici et d’ailleurs. Ainsi, la fiction proposée par la pièce met en résonance la question de la transmission de la mémoire quand l’amnésie et l’effacement pur et simple sont érigés en règle par un pouvoir en place.
Libérer les forces enfouies du passé est une nécessité existentielle qui pousse le personnage principal, l’homme du dehors, à raconter, au présent du théâtre, son voyage sur les traces de l’histoire familiale. Le train est alors le véhicule idoine pour une traversée temporelle périlleuse où l’inquiétante étrangeté semble ne pas émouvoir le voyageur ; néanmoins les traces du passé apparaissent avec la puissance de pures sensations physiques qui vont jusqu’à laisser un trou de douleur dans le corps d’un chat - le chat avec un trou - alter ego de l’homme du dehors.
Au fil des rencontres et des scènes, les témoignages sensibles et intimes côtoient la démesure totalitaire dans une veine qui évoque les mondes d’Haruki Murakami. Pour les principaux personnages - narrateurs de leur propre vie - il s’agit d’un habile jeu de transformation qui opère sur le plan du théâtre comme de leurs récits. Ils sont entraînés dans un double déplacement de leurs corps physiques vers des présences de plus en plus allégoriques, mythiques, et marionnettiques, des figures entre étrangeté et familiarité allant jusqu'à rendre subjective la distinction entre formes humaines et non humaines, avec en toile de fond les mouvements migratoires causés par l’omniprésence de la guerre et de la répression.
Deux protagonistes - l’homme témoin de la douleur et la fille sinistre - déroulent ce fil allant de leur « existence » en tant que personnage humain à celle de robot ou de pantin. Le bois et le métal ne deviennent pas des formes « mortes », mais au contraire le vecteur d’une continuation de la parole et du témoignage au-delà du corps temporel.
C’est ce mouvement qu’Une brève histoire du futur permet de saisir de façon sensible. Elle plaide pour cette transmission sans fin qui nous permet d’écouter la multitude des voix du passé et du futur puisque le temps n’est plus aussi unique que nous le pensions…
Le seul personnage qui parait « coincé » dans son enveloppe charnelle est le leader, le Président-directeur général, qui doit « se conserver », et préserver son « éternelle jeunesse » pour résoudre la contradiction d’un pouvoir sans limite incarné dans un corps qui ne peut échapper à sa propre fin.
La pièce « trace un chemin » contre le vent mauvais des nationalismes de tous poils. Par sa facture poétique et l’acuité de son propos politique, elle renverse l’illusion portée par le fantasme d’un « grand autre » que serait la Chine pour l’Europe et vice versa. Elle montre plutôt que les porosités sont anciennes et qu’il nous appartient de les vivre par-delà les monts et les mers.