Tano, ex-patient d’un hôpital psychiatrique, aime promener son chien, Uni, dans les rues et le jardin public de la triste banlieue où il vit. Tano prend des cachets qui l’ensommeillent un peu et font de lui un être fragile, sans défense. Ce soir-là, il sort Uni un peu plus tard que d’habitude et, tout près de chez lui, il y a un homme sans papier, un Africain prénommé Moha qui dort sur un banc. Une patrouille de police passe, voit le vagabond qu’elle connaît et qu’elle prévoit d’interpeller. Mais le chien de Tano aboie, alertant ainsi l’homme qui s’enfuit. La colère monte alors chez les policiers contrariés et déjà frustrés par une précédente intervention ratée. Ils s’en prennent au chien puis à Tano, qui d’observateur inoffensif va alors devenir le bouc émissaire de leurs frustrations. La colère alliée aux vexations fait monter la tension : Tano ne survivra pas à cette mauvaise nuit.
- Le propos de la pièce : bouc émissaire, vie humaine désacralisée et violence
La Mauvaise Nuit a trouvé sa forme définitive en janvier 2020, quelques mois avant que l’actualité internationale n’impose avec une vigueur inédite dans le débat public la question des violences policières, en particulier à l’encontre des personnes victimes de racisme.
D’un simple contrôle d’identité à un passage à tabac qui finit tragiquement, La Mauvaise Nuit trouve un écho particulièrement retentissant aussi de ce côté-ci des Alpes. La pièce ne se résume pas à l’exposé d’un fait divers illustrant l’un des trop nombreux cas de violence contre la différence, la diversité. Le texte se faufile dans la mécanique de la brutalité et de la haine : les plis cachés des non-dits, les pulsions, les processus psychiques et jusqu’à exploiter un court pan de l’histoire personnelle de l’auteur.
Le texte a attiré notre attention en raison de sa démonstration implacable des mécanismes de l’exclusion et de la haine. Des mécanismes qui mènent à désigner un bouc émissaire et conduisent ici à la mort d’un homme comme ils ont pu mener par le passé ou ailleurs à d’autres morts, voire des massacres de masse.
La dramaturgie singulière (voir le paragraphe ci-après) qui amène le spectateur/lecteur à s’éloigner de l’histoire de Tano en l’associant à un jeu de questions-réponses plus larges et à un souvenir de jeunesse de l’auteur, permet au spectateur/lecteur d’élargir sa grille de lecture et de se souvenir/appréhender que l’élaboration d’un bouc émissaire, le mépris, la haine de l’Autre, ici et ailleurs, quelle qu’elle soit (sociale, raciale, politique, religieuse…) et quel qu’il soit, conduit à une atteinte de la liberté et de la dignité humaine, à une persécution, à des drames humains.
La pièce nous conduit aussi à nous demander ce qui fait de l’autre un « autre ». Tano, le simplet, le paumé, le « bâtard » pourrait avoir une autre identité (être, comme l’a été l’auteur, un jeune militant, tabassé par ses congénères), cependant la mécanique reste la même. L’être humain a toujours eu tendance à rechercher un bouc émissaire (à ce sujet, on se rappelle la pièce de Max Frisch, Andorra) pour ses frustrations, ses maux, son incapacité à trouver des solutions, à réinventer le monde dans lequel il vit.
La pièce nous est donc apparue essentielle, pertinente et particulièrement bienvenue ces temps-ci pour éclairer ce processus de désignation du coupable (ici l’Immigré, le marginal, le simplet, ailleurs l’Étranger) qui conduit au racisme de tout type et à la violence.
La pièce éclaire également une autre dérive : la mise à mal du caractère sacré du vivant. Cette inviolabilité semble s’être dissoute avec le développement du citoyen-consommateur comme si le corps humain – à l’image des produits, des marchandises – devait satisfaire à des critères d’efficacité et d’éclat pour ne pas être relégué dans la catégorie des perdants, des déchets.
Et on en revient donc à la création du bouc émissaire – dont il faut se méfier, des corps à chasser, à haïr, à persécuter, à violenter…
- Dramaturgie : construction et langages
La pièce met en scène le corps d’un homme déjà fragile, corps qui au cours d’une nuit – qui seulement après sera La mauvaise nuit - deviendra le bouc émissaire sur lequel s’acharner. Comment un homme inoffensif devient-il une victime expiatoire ? Comment un simple contrôle d’identité tourne-t-il au passage à tabac et se termine à la morgue ?
Pour démonter la mécanique à l’œuvre sans poser de jugement, l’auteur opte pour une dramaturgie et une construction très habiles et pertinentes.
L’objectif ici n’est pas de conférer une originalité structurelle purement stylistique au texte mais bien de traduire la démarche réflexive et le cheminement artistique et d’écriture mûris par Marco Baliani.
Le montage dramaturgique est résolument non linéaire pour intégrer les nouvelles perceptions avec lesquelles la réalité est aujourd’hui véhiculée.
Le texte nous fait entrer et sortir de la tête et des corps des protagonistes nocturnes de cette affaire, y compris Uni le chien, grâce notamment à de continuels changements de perception, des variations de langage à l’intérieur d’un entrelacs de références sonores et visuelles. Le drame, morcelé par de constantes incursions et une oralité éclatée est amplifié, se répand dans les têtes des protagonistes de cette terrible nuit et au-delà, aspirant aussi celles et ceux qui ne sont physiquement présents sur les lieux mais sont proches par le cœur et la conscience des acteurs du drame.
Concrètement, la construction est fondée sur une alternance, sans logique temporelle imposée, entre la parole de Tano - la victime expiatoire - et celle du Narrateur. Ce dernier, à son tour au fil de la pièce, endossera quatre rôles : tantôt narrateur extérieur, tel un observateur de la confrontation entre Tano et les policiers, qui nous livre des faits mais aussi les pensées intérieures des divers protagonistes de l’affaire (principalement Tano, « le bâtard » devenu un bouc émissaire d’une part, et les policiers, mal payés, déconsidérés, écrasés par leur hiérarchie, pétris de ressentiment, d’autre part),
et tantôt narrateur plus investi et familier lorsqu’il évoque le monde interne de Tano à travers les dessins enfantins de celui-ci ou encore le corps de Tano gisant sur un lit de la chambre funéraire,
puis il devient une sorte de conférencier qui se livre à un jeu de question-réponse avec les spectateurs (la société civile), et enfin il se fait porte-parole d’un souvenir de jeunesse de l’auteur.
Avec ce récit bâti sur des fragments, des ellipses, des variations de langages, Baliani, figure indiscutable du théâtre de narration en Italie, creuse le sillon d’une post-narration qui était déjà à l’œuvre dans son précédent opus Trincea (spectacle sur la première guerre mondiale entièrement construit sur le corps et les perceptions d’un soldat, parmi des millions d’autres, à la nationalité non déterminée, au fond d’une tranchée). À savoir une narration où la langue orale du récit ne parvient plus à se déployer de manière linéaire mais se fragmente et ouvre des boucles verbales où le Temps oscille, sans liens temporels obligés. Des flux de mots empruntent des chemins divergents et cherchent à cerner la survenue de cette « mauvaise nuit ».
La manière dont Baliani procède permet ainsi d’appréhender la complexité et la multiplicité des éléments factuels, des circonstances et des facteurs humains à l’œuvre dans la mécanique de l’accomplissement de la violence, notamment cette violence soudaine, non préméditée mais qui enfle et finit par exploser tel un bouchon sous l’effet d’un contenu sous pression qu’on malmène.
À aucun moment, l’auteur n’amène le spectateur à se poser en juge, à se ranger du côté de la victime. Le point de vue induit du spectateur est bien plutôt celui d’une société où de tels actes sont possibles, où la violence des hommes trouve un lieu où se nourrir et s’exprimer.
C’est encore peu dire que nous avons été profondément bouleversé.es. par l’histoire en elle-même évidemment mais aussi et surtout par le subtil équilibre que Marco Baliani parvient à construire entre incarnation de la victime, émotion du récit et rationalité d’une sorte de méta-récit où interviennent les voix enregistrées de spectateurs.rices, échos aux pensées supposées de celles et ceux qui découvrent le spectacle.
Et quelques mots de l’auteur, Marco Baliani :
« Cette nuit-là, nuit que seulement après le déroulement des faits, nous appellerons La Mauvaise Nuit, Tano, l’homme de notre histoire, avait pressenti quelque chose. Au moment de sortir de chez lui, quelque chose comme un frisson l’avait traversé, son pas était devenu incertain, il avait hésité, mais ensuite son chien l’avait regardé d’une façon tellement humaine, en penchant sa tête sur le côté, et en émettant un faible jappement qui indiquait un besoin bien précis, alors, lui, n’avait pas pu refuser, et il était sorti. Parmi les bâtiments sombres de banlieue où se déroule cette histoire, il est plus aisé que les Absurdités du monde se donnent rendez-vous et opèrent. Dans ces lieux-là se logent l’impuissance, la frustration de ceux qui sont contraints d’imaginer des mondes qu’ils ne posséderont jamais. Toute cette abondance qui traverse les écrans de télé et qui semble à portée de main : voitures qui filent à toute allure, familles heureuses dans d’immenses cuisines, femmes et hommes enchanteurs qui sortent de l’eau (…). Tout ce monde inaccessible existe mais appartient à ceux qui n’habitent pas là ».