Rigoletto est un ancien acrobate qui, à la suite d’un accident, a perdu l’usage d’une jambe et a développé, pour survivre, un personnage de clown boiteux censé chauffer le chapiteau à l’arrivée des spectateurs. C’est un être pétri de frustration et de ressentiment que nous découvrons au tout début de la pièce, et l’on comprend assez vite qu’il est en train de manigancer quelque chose qui devra interrompre le cours de la soirée. Son monologue est entrecoupé par des airs du Rigoletto de Verdi joué par l’orchestre du cirque, airs qui sèment des indices de plus en plus clairs sur les intentions de ce sinistre bouffon. Rigoletto se prépare, il croise une ancienne maîtresse changée en cartomancienne, laquelle lui prédit que le soir-même son destin se répétera. Il se souvient de sa jeunesse, de sa femme souffrant de ses constantes infidélités, de leur duo d’acrobates. Du jour où il a lâché prise, et où ils furent l’un et l’autre précipités vers le sol, elle s’accrochant à lui en dépit des consignes qui invitent à lâcher son partenaire dans la chute pour amoindrir le choc. De sa mort à elle et de la jambe dont il a perdu l’usage, il parle comme d’une fatalité, semblant reporter son amour sur leur fille unique dont il espère que, tout en grandissant dans le cirque, elle échappera à son emprise et à la fascination des trapèzes. Le temps passant, la petite fille est devenue adolescente puis jeune adulte. Attirée par les acrobaties aériennes, elle l’est aussi par un jeune et beau trapéziste qui multiplie les conquêtes. Le père de la jeune fille décide alors de se débarrasser de lui...
À 70 ans, Marco Baliani continue de surprendre en écrivant et créant presque coup sur coup deux œuvres qui éclairent et renouvellent son répertoire. Avec La Mauvaise Nuit et Rigoletto, la nuit de la malédiction, il redonne sens à l’univers de la tragédie comme il l’avait fait avec des pièces devenues des classiques du théâtre italien contemporain, telle que Kohlhaas et Corps d’État, l’Affaire Moro. Il le fait en explorant une veine nouvelle qu’il qualifie de post-narration, où il conserve l’idée d’une pièce construite autour d’un unique acteur, lui-même, venu raconter au public une histoire lourde de sens, comme dans le théâtre-récit dont il a été l’un des plus grands représentants. Pour autant, au conte romantique revisité - comme la nouvelle d’Heinrich von Kleist - ou à l’événement historique - l’assassinat d’Aldo Moro -, il préfère la transposition d’un fait divers ou une fiction horrifique digne d’une nouvelle symboliste des écrivains de la Scapigliatura - on pense notamment à Arrigo Boito, qui fut aussi l’un des grands librettistes de Verdi. Rigoletto revisite bien sûr l’univers de l’opéra vériste, mais dans l’univers expressionniste d’un cirque itinérant, brouillant les frontières entre mélodrame et tragédie. À la différence de La Mauvaise Nuit, la figure de l’auteur-narrateur y a complètement disparu, laissant place à un unique personnage de fiction chargé de raconter le piège qu’il a tendu à son entourage et qui va implacablement se refermer sur lui.
Si Rigoletto réactualise avec génie un des sommets de l’art lyrique cisalpin, il décrit surtout avec une rare acuité les ravages du patriarcat dans une histoire au fond assez atemporelle mais que rien n’interdit de situer aujourd’hui. Derrière le clown sinistre qui entraîne vers la mort successivement son épouse et sa fille et continue de se présenter comme la victime du noir destin qu’il a patiemment tissé, se dessine un archétype de masculinité toxique et destructrice. Une fois encore, comme dans Kohlhaas, Marco Baliani a su changer son conte en parabole et éclairer son époque d’une lumière crue, cathartique, essentielle.