À propos de Alexandre Ostrovski
Beaucoup moins joué en France que Tchékhov ou même Gorki, Alexandre Ostrovski (1823-1886) occupe dans le théâtre russe une situation fondatrice. Ses pièces, sans cesse renouvelées par des mises en scène inventives, demeurent inscrites au répertoire des théâtres russes depuis plus de cent ans. L’omniprésence de son théâtre sur la scène russe contemporaine, l’excellence des mises en scène qu’il suscite (Fomenko, Genovatch, Serebrennikov) témoignent de l’actualité de son écriture dramatique et de l’urgence de ses thématiques (l’argent et le bonheur, le passé et le présent, la sottise et le bon sens, le théâtre et la vie).
Son œuvre construit une véritable « comédie humaine » : cinquante pièces originales, une multiplicité de personnages et de situations, une somme sociale et langagière. Lecteur et traducteur de tout le grand théâtre européen, il est le fondateur reconnu d’un « théâtre national russe » qui puise ses sources aussi bien à la tradition proprement nationale qu’à l’héritage de Shakespeare, de Goldoni et de Molière. Dramaturge de premier plan, il fut aussi un homme de théâtre accompli : metteur en scène de ses pièces, ami des comédiens, dirigeant et formant les acteurs de Moscou et de Saint-Pétersbourg, très au fait de la situation difficile des théâtres de province, il contribue en théoricien et en praticien à l'organisation des théâtres impériaux.
Ostrovski fut d’abord un homme de terrain : il connaît le monde russe dans ses profondeurs et sa diversité. Il n’ignore rien des provinces (ce pays de la Volga dont il est originaire et où il retourne chaque année), mais il a exploré aussi la Moscou des marchands, des artisans, des fonctionnaires, des journalistes, de la petite noblesse désargentée, des « nouveaux riches » apparus après 1870. Il a travaillé dans les tribunaux de commerce, au cœur des violences du monde des affaires. Il a vu l'arrivée du capitalisme et la disparition du vieux « monde ténébreux » où brille parfois la lumière d’une âme poétique et sincère.
Politiquement, Ostrovski est un « démocrate » proche par ses positions du poète-publiciste Nékrassov ou de l’écrivain satiriste Saltykov-Chtchédrine. Une fois révolue une brève période « slavophile », il donnera ses pièces aux deux principales revues d’opposition de son siècle, Le Contemporain (qui sera fermé en 1868), puis les Annales de la patrie. Méfiant à l’égard des pouvoirs établis et des autorités locales, peu amène envers la hiérarchie orthodoxe, il déteste tout autant la logorrhée pseudo-libérale. C’est un observateur au regard acéré, un témoin précis et perspicace de la société russe de la seconde moitié du XIXe siècle, époque de mutation profonde. Il sait peindre le « vieux monde » qui s’efface et disparaît, cet autre qui vient s’y superposer avant de le supplanter tout à fait, et les hommes qui s’y perdent ou qui s’y trouvent. C’est aussi un psychologue et un humaniste, curieux de ses semblables, conscient de leurs contradictions, ouvert à leurs élans, amoureux de la poésie des paysages et des chansons populaires, en empathie profonde avec le destin des femmes.
Avant tout maître de la « comédie sérieuse », Ostrovski a pratiqué tous les genres : tableau de mœurs, drame contemporain, chronique historique, idylle folklorique, satire, charge, mélodrame. Il débute au milieu du siècle avec une description au vitriol du monde des marchands du quartier moscovite de l’Outre-Moskova (Entre soi on s’arrange, 1849). La pièce met en scène des mœurs familiales régies par l’ordre ancestral du « Ménagier », code de comportement en vigueur depuis le XVIe siècle. La pièce, interdite à la représentation, lui apporte la célébrité.
Dès lors, Ostrovski s’attache à décrire un monde qui disparaît, exaltant et critiquant tour à tour les coutumes populaires de la Russie ancienne et la spécificité de son mode de vie. Les pièces On ne s'assied pas dans le traîneau d'autrui ou Pauvreté n'est pas vice idéalisent et problématisent à la fois la persistance dans un monde en évolution des relations familiales ancestrales. En 1856, L'ivresse à la table d'autrui brocarde les mœurs patriarcales de l'Outre-Moskova, la tyrannie domestique, la peur du savoir, de l'instruction et de la libre pensée, l'isolement de principe qui règnent dans les maisons des marchands. Ostrovski est aussi l'un des premiers à aborder le problème de la bureaucratie avec la pièce de 1857 Une place qui rapporte.
L’art d’Ostrovski culmine avec le cycle des « pièces de la Volga » et tout particulièrement, en 1859, avec L’Orage, qui met en scène la collision tragique entre un univers despotique et rigide et l’âme pieuse et poétique d’une jeune femme qui aspire à plus de liberté intérieure et croit la trouver dans un amour hors mariage. Cœur ardent, écrit à la fin des années soixante, reprendra les mêmes motifs, dans un contexte modifié, où l’argent joue un rôle de plus en plus décisif et où la vieille caste des marchands tend à céder la main à une nouvelle espèce d’hommes, rapace et dévoyée. Ce sera aussi, en 1871, le thème de La Forêt.
A partir des années 1870, les grandes pièces d’Ostrovski (comédies satiriques comme Tel est pris qui croyait prendre, L’argent fou, Loups et brebis, drames socio-psychologiques comme La sans dot) décrivent une « nouvelle société » dont la violence destructrice ne le cède en rien à celle de l’ancienne.
Il faudra attendre les dernières œuvres du dramaturge pour qu’apparaisse un lieu de rédemption. Dans un monde plus que jamais enténébré, ce sera, paradoxalement, chez ces comédiens qui peinent à pratiquer leur art, dans ce théâtre de province, mal doté et mal aimé, que poindra l’espoir vaillant d’une possible catharsis (Innocents coupables ; Talents et adorateurs).